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L’individu et l’identité personnelle au miroir de la langue japonaise

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DES MOBILITÉS MULTIPLES :  UN NOUVEAU PARADIGME ?

2.3 Une ouverture notionnelle de la mobilité dans le champ de la DLC : l’individuchamp de la DLC : l’individu

2.3.3 L’individu et l’identité personnelle au miroir de la langue japonaise

Aborder la question de l’individu et de l’identité personnelle en japonais est un exercice difficile46. D’un côté ou de l’autre, le culturalisme, l’essentialisme montrent leurs visages (Hall et Hall, 1994 ; Nakane, 1973  ; Doi, 1982, [1985] 1993  ; Iwasaki, 2007  ; etc.), avec ou sans l’appui de ce domaine de recherche académique spécifique, des nihonjinron47 : la « spécificité japonaise » semble systématiquement notée. Il est intéressant d’observer qu’elle s’étage sur deux niveaux.

D’abord, les auteurs occidentaux ou non, et pas toujours des moindres, font remarquer que la langue se dérobe. Aucun « je » ni aucun « tu » ne seraient nécessaires pour se dire, ou plutôt, ils sont multiples et tous aussi « vrais » les uns que les autres (Sourisseau, 2003, p. 80). Ainsi, il semble que la deuxième modernité décrite dans son processus identitaire par J.-C. Kaufmann comme une absence de centre se rapproche de la situation créée par les possibilités énonciatives du japonais moderne.

Cette similitude résulte pourtant de conjonctures différentes et la comparaison s’arrête sans doute provisoirement là. Ensuite, il convient de rappeler brièvement que les discours qui fondent pour le sens commun la différence Occident/Extrême-Orient se basent sur un découpage du

46 « Le chemin qui mène à l’intérieur du miroir japonais est rendu plus difficile par trois couples d’idées qui se sont développées avec une vigueur singulière au cours des quarante dernières années  :  le nationalisme culturel japonais, qu’on appelle nihonjinron, et son contraire, l’anti-nihonjinron ; l’orientalisme et l’occidentalisme ; le relativisme et le postmodernisme. […] » (Macfarlane, 2009, pp. 17–18).

47 Cf. section 1.4.1.2, « Les nihonjinron comme mise en scène de soi et des autres, de l’ici et de l’ailleurs ».

social en deux : primauté de l’individu pour le premier, du groupe pour le second (cf. Lévi-Strauss, 1990, p. 20). C’est donc à la recherche de preuves de l’existence de ce présupposé que beaucoup d’auteurs s’attellent sans préciser toutefois ce qui est sous-entendu par ces termes d’individu et de groupe (Hasegawa, 1998).

2.3.3.1 L’« homo japonicus »48 : un individu sous le regard des autres ?

Le terme «  individu  » n’est pas inconnu des dictionnaires de japonais  :  il s’agit de  : 

個人

(kojin). Voilà comment il se trouve doublement défini  :  «  1) Personne individuelle qui est formée par opposition à l’État, la société ou tout autre groupe Un seul. Respecter la pensée d’un individu. 2) Personne qui se tient dans une position sans rapport avec une appartenance à un groupe, à un statut. Personne privée.

Mon opinion personnelle49. » On remarquera ici que c’est moins l’entité indivisible – pourtant contenue dans le kanji – qui est mise en avant, ou la plus petite partie d’un ensemble humain – « L’être humain considéré isolément dans la collectivité, la communauté dont il fait partie »50 – que la position du rapport au groupe – « par rapport à, sans rapport à » – qui semble privilégiée.

Dans le domaine de la sociologie, de l’anthropologie, de la DLC, les auteurs qui se penchent plus ou moins rapidement sur la question de l’individu dans la société japonaise51 estiment que c’est la situation sociale qui crée la forme linguistique adaptée du « je » ou du « tu » en japonais.

Qui dit situation d’énonciation sous-entend interaction sociale :

Ainsi [Kawai Hayao] oppose-t-il une «  éthique du sujet  » prévalant en Occident à une « éthique de situation » prédominante au Japon. Le sujet nippon ne s’exprime pas à partir de sa propre référence mais toujours en fonction de l’autre. Ne pas indisposer, savoir lui plaire, être sensible à son

48 Jolivet (2002).

49 1) 国家や社会、また、ある集団に対して、それを構成する個々の人。一 個人。「個人の意思を尊重する」2) 所属する団体や地位などとは無関係 な立場に立った人間としての一人。私人。「私個人としての意見」dans Daijsen (大辞泉) (Ed. Shogakkan). Traduit par nos soins.

50 Entrée « individu » : <http://www.cnrtl.fr/definition/individu>.

51 Dans le domaine de la didactique des langues et cultures étrangères, voir la critique faite par H. Hosokawa (2003a, 2003b, 2010) sur l’existence a priori d’une société qui socialiserait tous ses membres de manière unique.

attente, comprendre à demi-mot et lire entre les lignes, sont des qualités relationnelles prisées par les Japonais. Ce n’est pas tant le « contenu » de la relation qui importe de prime abord que « l’atmosphère » qui se crée entre deux ou plusieurs individus […]. La situation détermine plus la conduite du sujet que sa volonté propre d’affirmation. C’est dans une référence à la parole d’autrui qu’il s’exprime, non à partir de lui-même. « L’éthique de situation » oblitère ainsi plus ou moins le sujet qui, en quelque sorte, s’adapte aux circonstances. (Jugon, 1998, p. 83)

Autrement dit, dans les cas « remarquables », c’est le regard des autres, pensés comme ou bien se disant proches, semblables, qui détermine l’amplitude accordée au « je » ; c’est autrui qui intègre au groupe. Le

« je » offert au regard des autres et le « je » qui n’est pas montré forment les deux pôles de l’expression d’un processus identitaire individuel. L’altérité est donc un élément fondamental pour une expression identitaire personnalisée. Autrui joue le rôle d’un révélateur de type photographique, c’est-à-dire que son rôle correspond au fait d’« être ou [de] fournir l’indice, le signe de »52 la forme énonciative possible pour « je ». D’ailleurs, plutôt que de se dire « je », ne « serait-on pas dit » « tu » par les autres du groupe auquel un individu peut espérer appartenir ? « La place du sujet reste souvent indécise et dépend d’abord des circonstances, en particulier de l’attitude qu’autrui manifestera » (Jugon, 1998, p. 127). C. Lévi-Strauss lui fait écho :

Cette façon de construire le sujet par le dehors ressort aussi bien de la langue, encline à éviter le pronom personnel, que de la structure sociale où la « conscience de soi » – en japonais, je crois, jigaishi – s’exprime dans et par le sentiment de chacun, fût-il le plus humble, de participer à une œuvre collective. Se situer à l’arrivée, non au départ, d’une action exercée sur la matière révèle la même tendance profonde à se définir par l’extérieur, en fonction de la place qu’on occupe dans une famille, un groupe professionnel, un milieu géographique déterminés, et plus généralement dans le pays et dans la société. (Lévi-Strauss, 1990, p. 20)

Ce serait dont la préséance de cette parole des autres qui permettrait de faire exister le « je » :

Pour les Européens, le « je » est une entité a priori qui transcende toutes les circonstances : tout commence par « je », même si, comme le dit Pascal, « le moi est haïssable ». Dans la langue japonaise, il n’en est pas ainsi : ce qui conduit Augustin Berque à écrire à ce sujet, dans Vivre l’espace au Japon (PUF,

52 Entrée « révéler » : <http://www.cnrtl.fr/definition/révéler>.

1982) : « La première personne, c’est-à-dire le sujet existentiel, n’existe pas en elle-même mais en tant qu’élément du rapport contingent qui s’instaure dans une scène donnée. » (Nakagawa, 2005, p. 17)

Notons au passage que la conception occidentale de l’individu rendrait automatiquement possible alors le fait de suivre sa trace hors de tout contexte53.

2.3.3.2 L’« homo japonicus » en société : des « je » fluides ?

En ce qui concerne la conception de l’individu et son expression en

« je » au Japon, d’autres éléments sont évoqués. Ainsi, la réponse donnée par un individu dans une situation sociale sera façonnée par le principe du tatemae, c’est-à-dire d’un mouvement de retenue et d’ajustement de ses idées, sentiments et comportements en fonction du ou des interlocuteurs, du contexte, etc. Au contraire, dans une situation où la pression du regard formatant d’autrui s’allège, c’est le principe du honne qui peut s’appliquer (Doi, [1985] 1993)54. Le honne n’est pas l’envers du tatemae, ou sa prolongation, mais une autre facette d’expression identitaire de soi pour un individu. Les autres avec lesquels un individu entretient des liens d’obligation réciproque ne formeraient-ils pas l’horizon au-delà duquel il n’y a rien qui puisse lui apporter quelque chose de plus ? Il semblerait en effet que le je/tu de la dialectique identité/altérité « occidentale »55 fonctionne suivant le présupposé que la présence et la reconnaissance de l’autre (de moi à lui) m’apportent un surplus de « moi », un enrichissement de « moi ». Dans le cas de la société japonaise traditionnelle, le tout se complexifie encore lorsqu’on se souvient qu’un individu intégré distingue entre les autres qui le font être socialement et ceux qui ne le font pas, parce que non placés pour le faire. Entre les deux existe « une coupure ».

L’individu « découpe » le monde en deux aires distinctes « uchi » et « soto ».

L’espace social est « compartimenté »56 en « dedans » et « dehors ». Soto

53 Cf. les travaux de P. Ricœur.

54 Le honne ne se dévoile pas a priori. À rapprocher de cette remarque de M. Jolivet (2002) : « Les Japonais ont la hantise d’être observés et/ou envahis dans leur sphère privée. C’est ce qui explique qu’ils invitent si peu chez eux et qu’ils entourent leurs jardins d’épais murs en béton » (p. 412, note 1).

55 Dans le cas du Japon, nous serions tentée d’inverser l’ordre des deux termes et de parler d’une dialectique d’altérité/identité.

56 Les termes soulignés ici reprennent ceux choisis par R. Bastide pour définir la notion de « coupure ». Voir Cuche ([1996] 2004, p. 61).

est constitué par les ensembles auxquels on n’appartient pas, uchi par ceux auxquels on appartient (Bouissou, 1997, pp. 19–20 ; Bernier, 2009, p. 34 ; Parmenter, [2003] 2005, p. 135). Dans ces deux sphères s’exercent des réglages incessants de positionnement de soi par rapport à autrui, qui se traduisent dans les discours par l’emploi de telle ou telle forme de politesse, honorifique, par l’énonciation directe de je ou non : « C’est-à-dire que l’individu doit constamment ajuster son comportement à celui de son interlocuteur ou en fonction des circonstances. De cette relativisation du Moi dans les rapports interhumains, il découle que selon le groupe en question, on peut être parfaitement relaxé avec “ceux de l’intérieur”

(nous – la famille, les intimes, le[s] familier[s]) et tendu avec “ceux de l’extérieur” (eux – les inconnus, les anonymes, les tiers) » (Jugon, 1998, pp. 212–213).

Uchi et soto renvoient à des manières de se tenir en société.

2.3.3.3 Je et autrui, une relation de proximité ?

Pour résumer, plusieurs points sont à souligner. Le rôle joué par autrui, individu ou groupe, apparaît primordial pour définir le type de

«  je  » à «  mettre en jeu  » dans des situations sociales au Japon. Il ne s’agit pas de n’importe quel autre, mais d’un possible pair ou bien d’un semblable, situé à un autre niveau de la hiérarchie sociale. Autrement dit, pour faire « bouger » ego, autrui n’a pas besoin d’être un alter ego lointain, un « représentant » d’une altérité radicale, au contraire même.

La présence de l’autre lointain peut ne pas développer de mouvement d’ouverture de la deuxième hélice, de moment de socialisation spécifique.

Parallèlement, « je » est toujours une entité prise, « engluée » dans des réseaux sociaux. Cependant, au contraire de ce qui serait la base de la pensée occidentale, ils ne viennent pas en plus de « je » mais constituent la base même de celui-ci : « Dans le contexte japonais, l’entité de base n’est ni chose ni sphère institutionnelle, ni molécule ni individu, comme pourrait le supposer la pensée occidentale. C’est plutôt une relation. Tout est situationnel, symboliquement lié à autre chose » (Macfarlane, 2009, pp.  191–192). Cela ne signifie pas bien entendu qu’ego tel qu’il a été dégagé par l’Occident ne connaisse pas d’existence mais plutôt qu’il doive se travestir sous les vêtements de l’humilité – la modestie – et ne pas se manifester outre mesure dans la sphère publique de l’uchi : « Il est très difficile à une personne seule de résister à la pression du groupe. Le mot signifiant “individu” en japonais a une connotation d’égoïsme. On cite

souvent le proverbe japonais deru kugi ha utareru57 » (Macfarlane, 2009, pp. 74–75).

Pourtant, la fixité des principes évoqués ci-dessus et qui essentialise le groupe des « Japonais », comme l’indique le contenu de la plupart des citations recueillies, où se remarque l’absence de marqueurs temporels, doit aussi être relativisée si l’on introduit justement des considérations sur la modernité, qui se traduit essentiellement par une urbanisation poussée (cf. Sourisseau, 2003, p. 114) ; la pression d’être soi pour réussir sa vie ou tout simplement être au monde, telle que l’envisagent les sociologues de l’Occident (Kaufmann, 2007a), se retrouve aussi dans la société japonaise :

Il est néanmoins possible de défendre l’inverse, autrement dit que chaque Japonais est seul. Le philosophe Maruyama Masao a utilisé, au milieu du XXe siècle, la métaphore de la « société du pot à pieuvre » pour décrire le Japon. Chaque Japonais est seul dans son pot, coupé de ses congénères auxquels il n’est relié que par le bout d’une corde qui attache tous les pots les uns aux autres. […] Cette solitude et cet isolement sont aggravés par le fait que la boîte, ou le pot, contient un être dépourvu de centre. […] La vie se trouve dans ce qui entoure cet espace vide. […] Le Japon est l’illustration parfaite du concept de «  foule solitaire  » composée d’individus seuls et réservés qui trouvent très difficile de communiquer avec autrui. (Macfarlane, 2009, p. 75)

2.3.3.4 Je et autrui, une relation à la poursuite de l’harmonie ? On notera aussi que les « principes », sortes de garde-fous, de lignes de conduite, ne sont là que pour garantir l’expression d’une valeur, le wa (

) ou « harmonie », qui sous-entend un groupe et des liens intersubjectifs forts, c’est-à-dire un processus social où des individus ajustent leurs intérêts à ceux des autres, tentent de le faire, se convainquent de la nécessité de le faire, c’est-à-dire occupent des positions dans un champ social où ils déploient des stratégies pour les garder. Dans un mouvement réciproque, les uns et les autres évitent de faire apparaître au grand jour les tensions qui les séparent. Dans une relation hiérarchique, telle qu’elle s’incarne dans une entreprise ou dans le domaine éducatif, la recherche de « wa » oblige (dans le sens « éliasien » d’une noblesse qui s’oblige).

Tout est mis en œuvre pour désamorcer les conflits et affaiblir les tensions

57 C’est-à-dire : « il faut taper sur le clou qui dépasse ».

qui pourraient naître d’intérêts contradictoires58. Mais, comme ailleurs, cette structuration de la société ne peut apparaître au grand jour sous peine de se déliter. C’est pourquoi

la conception culturaliste de la société japonaise, s’appuyant sur une vision privilégiant l’identité, réactive le mythe de l’unicité du peuple japonais et insiste sur les caractéristiques d’un univers insulaire qui, marqué par la riziculture et la communauté villageoise, privilégie le groupe, le consensus et l’affectif au détriment de l’individu, du conflit, de la recherche de l’intérêt personnel. […] Tout Japonais devient ainsi homo japonicus, ou plutôt peut le rester selon des repères identitaires familiers […]. (Yatabe, cité par Thomas, 2009, p. 12)

Cette représentation « de la culture nippone forte et unifiée, garante de l’unicité de l’identité japonaise », « d’une nipponité une et indivisible » (ibid., p. 16) subit bien sûr les évolutions de la société. La pluralité de la société déborde par moments des cadres impartis auparavant.

Au final, les références du processus identitaire japonais apparaissent comprises, d’une part, entre les pôles d’un continuum menant de la survalorisation de l’autre à la dénégation de soi, et réciproquement, et, d’autre part, en même temps traversées par des motifs de singularité propre à l’individu des sociétés urbanisées et modernes.

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