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On peut s’étonner de voir apparaître plusieurs contractants du côté des libraires-éditeurs, face à Beuchot seul. En effet, cela signifie-t-il que plusieurs presses vont se partager la publication du travail de Beuchot sur les Œuvres de Voltaire ? En réalité, si l’on en croit Edmond Werdet, l’un des contractants, c’est principalement une ques-tion financière qui pousse plusieurs maisons à s’associer pour préparer la publication d’une édition sans doute onéreuse :

Pendant huit ans j’ai publié et vendu des classiques français et d’autres ouvrages de domaine public. Dans cette branche du commerce, Lequien, mon associé, et moi, nous avions à lutter contre de redou-tables concurrences. En voulez-vous des exemples ? Nous achetons pour 30 000 Fr. les Commentaires de Voltaire par feu Beuchot. Plus tard, M. Lefèvre fait avec nous cette opération de compte à demi.

Cette édition de Voltaire doit former 70 volumes in-8°, à 4 fr296. 296. Edmond Werdet, De la librairie française : son passé, son présent, son avenir, avec notices biographiques sur les libraires-éditeurs les plus distingués depuis 1789,

C’est donc Werdet et Lequien fils qui se sont dans un premier temps portés acquéreurs du travail de Beuchot. Devant la somme à débourser, et devant les risques engendrés par une concurrence féroce, ils ont sans doute préféré s’associer à d’autres collègues  : Lequien père et surtout le libraire Lefèvre. Ce dernier n’est d’ailleurs pas n’importe qui pour Werdet, puisqu’il avoue avoir travaillé dans son atelier jusqu’en 1827297. En fait, tout ce petit monde est intimement lié, puisque, lorsqu’il quitte Lefèvre et s’associe à Lequien fils, Werdet se fait en parallèle l’acquéreur du fonds de librairie de Lequien père, qu’il rachète pour 280 000 francs298. Werdet nous précise certes qu’il

« n’était nullement nécessaire de posséder de grands capitaux pour entrer en possession d’un établissement de quelque importance299 », le fait qu’il s’associe avec d’autres collègues en dit long sur l’importance de l’établissement en question. Plus vraisemblablement, il s’agit d’une véritable mise en commun des forces de l’époque : Werdet a récupéré le catalogue de Lequien père et possède un fonds de librairie. Il rachète en outre à l’imprimeur Pierre Didot la collection des « Classiques français, dédiée aux amateurs de l’art typographique », s’assurant ainsi des revenus sur le projet des meilleurs artisans en matière de caractères d’imprimerie. Enfin, il s’associe au libraire Lefèvre, dont la collection des « Classiques français » s’arrache aussi pour la qualité et la pureté du papier qu’il a mis au point : le cavalier vélin in-8°300. Même si ce sont bien quatre libraires-éditeurs qui se partagent les frais d’édition et assument les risques d’une mévente du Voltaire de Beuchot, ils sont tous unis au-delà de cette entreprise. Qu’ils soient associés, amis ou

Paris, E. Dentu, 1860, p. 317-318.

297. « Sous-économe au collège Sainte-Barbe alors dirigé par son fondateur feu Victor de Lanneau […], je me trouvai par mes fonctions constamment en rapport avec tous les libraires de ce temps-là […]. Le 1er février 1820, attiré par un penchant irrésistible vers le commerce de la librairie, je quittai hardiment la belle position que j’occupais dans cette institution modèle, où j’avais 2 400 francs d’honoraires par an […] pour entrer comme simple petit commis aux modestes appointements de 50 fr. par mois, chez M. J.-J. Lefèvre, un des plus savants éditeurs de l’époque, et je n’abandonnai cette humble carrière que pour m’établir moi-même libraire en 1827. » Ibid., p. 11.

298. Ibid., p. 324 299. Ibid.

300. Ibid., p. 125 : « J’ai déjà dit qu’en 1826 J.-J. Lefèvre avait fait inventer pour l’in-8° le papier cavalier, auquel il avait eu la modestie, pleine de bon goût et de bon sens, de ne pas vouloir qu’on donnât le nom de format Lefèvre. »

familiers, ils peuvent dans tous les cas être compris comme une seule et même entité.

Concernant le rôle de Beuchot, le contrat d’édition se lit-il comme un témoignage qui nous permettrait de constater le passage à un nouveau régime d’auctorialité au cours du xixe siècle ? S’il n’est pas encore un gage de l’autonomie de l’auteur en tant que profes-sionnel de l’écriture, il marque en effet un pas important dans cette direction. La condition d’auteur reste « précaire, parce qu’il est soumis, à travers l’éditeur, à la loi du marché301 ». Il est difficile, et sans doute superflu, de vouloir rechercher tous les contrats passés entre auteurs et éditeurs, pour dégager une tendance générale. Les cas fluctuent en fonction des prix du marché, de la concurrence, de la réputation de l’auteur, du tempérament ou de l’audace de l’éditeur, entre autres.

En revanche, la démarche inverse paraît plus pertinente : quel est le traitement réservé par ses éditeurs commerciaux à Beuchot et à son projet d’édition ? En quoi ce traitement nous donne-t-il déjà un indice de la valeur de cette entreprise ?

Fondamentalement, les contrats d’édition passés sous la Restauration se ressemblent. Ils partent en tout cas tous d’une base commune, à savoir le marchandage d’un texte entre un auteur et un éditeur, le but étant d’en tirer le plus d’argent possible. Le contrat a tendance à figer les positions, de sceller l’accord. Robert Bied décrit ainsi son rôle : « Les contrats, établis sous seing privé, énumèrent la nature du travail que l’éditeur attend de l’auteur, sa rémunération, le rythme de livraison du manuscrit, le nombre, le format des volumes et le tirage302 ». Le contrat élaboré entre Beuchot, Lefèvre, Werdet et Lequien père et fils semble bien respecter ce schéma. Est-ce suffisant pour jeter encore un peu le trouble sur le rôle de Beuchot ? Le premier article nous donne une première indication. Il définit le rôle des uns et des autres, ainsi que la hiérarchie de l’entreprise éditoriale :

M.  Beuchot promet de fournir aux sieurs… qui veulent faire imprimer une nouvelle édition des Œuvres complètes de Voltaire, toute la copie pour les 70 vol. in-8° dont doit se composer cette édition :

301. Henri-Jean Martin ; Roger Chartier, Histoire de l’édition française, op. cit., t. II, p. 592.

302. Ibid.

cette copie sera revue et collationnée par M.  Beuchot sur les meil-leures éditions tant anciennes que nouvelles : elle sera augmentée de pièces inédites et de variantes qu’il a recueillies ou qu’il recueillera, de Préfaces, avertissements et notes historiques que M.  Beuchot jugera nécessaires pour l’intelligence des textes et pour motiver la correction ou changement de leçon303.

Beuchot « fournit » un travail aux éditeurs qui ont la charge de l’imprimer. Les tâches semblent clairement réparties  : les « sieurs » sont tout entiers tournés du côté de la réalisation typographique de l’édition et « font imprimer » le travail de Beuchot, qui s’occupe quant à lui de la partie littéraire. Aux uns donc, le contenant, à ce dernier le contenu ? La différence n’est-elle pas un peu forcée, notamment en ce qui concerne le rôle de Beuchot ? Plus précisément, ce dernier prépare autant le texte de Voltaire qu’il reprend et « collationne » à partir d’autres éditions, ou qu’il amplifie de « pièces inédites et de variantes », que le paratexte destiné à rendre le texte plus intelligible au lecteur. Cette dernière mission se trouve même au cœur de son projet éditorial. Pourtant si l’union des deux métiers s’avère nécessaire pour concevoir un ouvrage, et même si, nous précise le contrat, ce qui sera édité relève en dernier ressort du « jugement » de Beuchot, son travail n’est-il pas empreint d’une certaine mécanicité ? D’ailleurs, ne lui rappelle-t-on pas que certains volumes nécessiteront moins de travail que d’autres, c’est-à-dire qu’ils pourront être rapidement

« copiés » ? Quant aux éditeurs, ne tiennent-ils pas eux aussi à avoir une influence sur le contenu de l’édition des Œuvres de Voltaire ?

En effet, la première version du contrat présente une nuance qui a son importance  : il est écrit que « M.  Beuchot déterminera le classement des œuvres et l’ordre de publication des volumes304 », ce qui n’est pas tout à fait pareil que d’assurer « l’intelligence des textes ». On remplace en effet un catalogue de tâches bien précises par une notion « d’intelligence » plus floue. Celle-ci, loin d’augmenter la marge de manœuvre de l’éditeur critique, permet au contraire à

303. [Contrat de Beuchot], msc. anon., [septembre  1828], BnF, n.a.fr.  25136, f° 141.

304. Beuchot, msc. autographe avec corrections autographes, [août 1828], BnF, n.a.fr. 25136, f° 129.

l’éditeur matériel d’intervenir dans la composition du texte. D’une version à l’autre du contrat, Beuchot se voit limiter par ses éditeurs.

D’ailleurs, cette modification intervient sans doute à la suite du com-mentaire de l’un des contractants, lequel s’inquiète du pouvoir laissé à Beuchot : « Faut-il exprimer formellement que M. B. sera maître de la distribution et du classement des œuvres ainsi que de l’ordre de publication305 ? »

Cette question de l’agencement de la matière et de la réparti-tion des volumes n’est pas anodine : Beuchot a, préalablement à la réalisation de son travail, préparé un plan de son édition qui, nous le verrons ultérieurement dans le détail, renouvelle celui de Decroix.

Plus prosaïquement, le risque pour ses libraires-éditeurs pourrait sur-tout venir d’un conflit entre la séparation qu’il a choisi d’opérer et la tomaison prévue. De fait, les libraires-éditeurs manifestent le souhait de conserver un pouvoir sur la configuration du texte. Cette marge de manœuvre leur permet de se ménager contractuellement un espace d’intervention qui reste, officiellement, limité à des questions liées à la matérialité du livre. Mais ne débordent-elles pas ce cadre strictement typographique ? Pour cela, il faut au préalable que l’on accepte de considérer le classement des Œuvres de Voltaire comme porteur de sens. La production matérielle n’est pas sans influence sur le contenu, et inversement.

On touche ici encore à une autre inquiétude née du projet édito-rial de Beuchot. Celui-ci, en affirmant formellement, dans son contrat, vouloir augmenter le texte de variantes et d’inédits, alarme-t-il ses imprimeurs ? La crainte de ce commentateur anonyme tend à l’indi-quer : « Donnera-t-on toutes les variantes, il faudra donc lire toutes les éditions tant des œuvres partielles que des œuvres complètes306 ? » Les Œuvres complètes de Voltaire forment un ensemble dont le contenu et la dimension sont maîtrisés par les éditeurs du xixe siècle. Souvent stéréotypées, elles ne présentent plus vraiment de variation au sein d’une même édition, ni même d’une édition à l’autre. Cette crainte paraît-elle excessive ? Elle témoigne de l’ampleur du travail que sou-haite accomplir Beuchot. Cela explique en conséquence pourquoi

305. Ibid., f° 137.

306. [Pour le contrat de Beuchot], msc anon., 4 septembre 1828, BnF, n.a.fr. 25136, f° 137-138.

les libraires-imprimeurs s’inquiètent des délais de publication de cet ensemble de textes. Le jeu éditorial ne tourne pas uniquement autour du contenu. Il s’agit de mettre sous presse le plus rapidement pos-sible, un Voltaire le plus rentable pospos-sible, en jonglant avec le prix du volume, la taille des caractères, l’interligne ou le format de l’ouvrage.

Le sous-entendu de ce libraire anonyme est à peine voilé : en faisant éclater le cadre bien connu des Œuvres complètes de Voltaire, Beuchot risque de multiplier inutilement le nombre de volumes, de retarder l’édition et d’en augmenter le coût de fabrication. Quelles en seront les conséquences pour l’imprimeur ? Quels risques financiers encourent les libraires et imprimeurs ? On comprend dès lors que les échéances soient exposées clairement.