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Approche historiographique

Nous laisserons tout d’abord de côté le terme « correcteur » que l’on retrouve dans l’ouvrage de Roger Chartier La Main de l’auteur et l’Esprit de l’imprimeur. Évoqué dans un cadre plus « philologique250 », le correcteur intervient dès le xvie siècle. La définition qu’en donne l’auteur rappelle Beuchot par la mention de l’homme de lettres expo-sée ci-dessus. Le rôle du correcteur s’étend « de la préparation du

246. Regnault, « L’éditeur », art. cit., p. 334.

247. Roger Chartier, La Main de l’auteur, op. cit., p. 228-231.

248. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985.

249. Jean-Yves Mollier, Une autre histoire, op. cit., p. 171.

250. Roger Chartier, La Main de l’auteur, op. cit., p. 228.

manuscrit à la correction des épreuves, des corrections en cours de tirage, à partir de la révision des feuilles déjà imprimées251 ». Profession

« à la fois proche du métier d’auteur et de celui d’imprimeur », elle reste, d’après Annie Parent, « mal définie252 ». L’interprétation pré-sentée par Chartier évoque bien cette idée d’un intermédiaire entre l’auteur et l’imprimeur qui échappe à l’aspect strictement technique de l’atelier typographique : le « correcteur » appartient en effet souvent au cercle des « humanistes (clercs, gradués des universités, maîtres d’école253) ». C’est un intellectuel qui n’est pas l’auteur, et qui pos-sède pourtant un pouvoir sur le sens du texte : celui de vérifier l’or-thographe, la ponctuation, les majuscules ou les italiques. Pourtant, Chartier l’évoque principalement pour la question de l’édition des textes de théâtre, en lien avec la restitution imprimée du caractère oral de ces textes. Il ne le mentionne pas non plus au-delà du xviie siècle.

Enfin, si le terme rappelle bien une des fonctions éditoriales acplies par Beuchot dans la création de son Voltaire, il ne saurait com-plètement épuiser le sens de son travail. Chartier montre surtout qu’il y a toujours eu une certaine porosité dans les définitions des différentes catégories éditoriales.

C’est pour caractériser un métier du livre de ce même xviie siècle, qu’Alain Viala présente l’amateur éclairé. Après avoir défini l’exis-tence d’un champ littéraire au sein duquel des individus pouvaient être reconnus comme auteurs et gagner de l’argent en exerçant cette activité, il présente dans une seconde partie de son ouvrage les dif-férentes stratégies mises en place par ces écrivains pour vivre de leur statut d’auteur. Viala étudie surtout la Naissance de l’écrivain dans une approche qui cherche à faire la distinction entre les auteurs qui participent pleinement à l’autonomisation d’un champ littéraire, et ceux qui, sans pour autant l’invalider, s’en distancient au moins en partie. Ce sont les écrivains pour qui « la production d’ouvrage ne constitue en rien une activité autonome : leur position dans l’espace littéraire vaut comme un prolongement de leur situation dans un autre champ social254 ». Pour autant que l’on accepte d’étendre la notion

251. Ibid., p. 229.

252. Annie Parent, Les Métiers du livre à Paris au XVIe siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974, p. 125.

253. Ibid., p. 228.

254. Alain Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 178.

d’auteur à celle d’« homme de lettres », chère à l’éditeur de Voltaire, et pour autant que l’on se garde d’une assimilation trop stricte entre deux trajectoires séparées de deux siècles, c’est cette dernière optique qui pourrait nous aider à comprendre le rôle tenu par Beuchot. En effet, ce dernier vit avant tout grâce à son activité de journaliste et d’employé de l’administration du livre. Il n’est éditeur de Voltaire que par loisir, ou, pour reprendre l’idée exprimée par Viala, qu’accessoire-ment à son métier de journaliste. Il est connu comme collectionneur et éditeur de Voltaire, sans se réduire à cette seule occupation. Beuchot est un « “amateur” qui utilise une part de l’autonomie naissante (le prestige), tout en restant inscrit dans la logique d’une hétéronomie traditionnelle (le rejet de la “carrière”) », attitude qui lui permet de jouir « d’une haute considération, en faisant valoir le talent sans subir les contingences de la profession255 ».

« Amateur » qui ne l’est pas tant, vu son goût, ses aptitudes et le projet qu’il porte ; étranger, à l’exception de quelques textes aussi rares que peu connues, tant au monde des écrivains qu’à celui des éditeurs, Beuchot semble bien correspondre à ce type de l’« amateur très éclairé » décrit par Viala. S’il est payé pour son Voltaire, cette édition lui permet surtout de mettre à profit une collection qu’il a lui-même constituée en privé, indépendamment de toute forme d’obli-gations contractuelles, et de s’affirmer comme bibliographe. D’ailleurs, Beuchot n’a pas besoin de sa plume pour vivre, lui qui accède à la charge de bibliothécaire avant même la fin de son édition. Celle-ci ne peut donc pas être comprise comme son activité essentielle, mais bien plutôt comme un tremplin qui lui permet d’asseoir sa réputation et d’orienter sa carrière. Mais l’analogie ne semble pas non plus pou-voir être poussée plus loin. En effet, le modèle de l’amateur éclairé décrit par Viala, lequel se fonde sur l’exemple de La Rochefoucauld ou Saint-Évremond, est celui de l’honnête homme qu’une fortune ou une réputation préservent des risques d’une publication trop auda-cieuse. Ce n’est pas le cas de Beuchot, lequel pour être bourgeois, n’est pas riche pour autant. Sans compter que même s’il occupe une position en vue, non loin de l’administration du livre, il doit travailler toute sa vie. À ce propos, rappelons que Beuchot cesse de publier des pamphlets politiques au moment de sa première participation à une

255. Pour tout le paragraphe : ibid., p. 180.

édition des Œuvres complètes de Voltaire, en 1817. Il occupe bien une position marginale, mais celle-ci ne lui permet pas de s’émanciper complètement des contraintes du milieu du livre.

Doit-on plutôt s’inspirer de son travail effectif sur les textes du patriarche, et rejoindre Jean-Yves Mollier et la façon dont il pré-sente cet autre homme de lettres, éditeur et proche de Beuchot qu’est Victor-Donatien de Musset-Pathay ? Mollier réserve à ce dernier le titre, sans doute un peu réducteur, d’« annotateur256 ». C’est du moins au moyen de ce terme qu’il caractérise le travail réalisé par Musset-Pathay sur les Œuvres complètes de Rousseau. Or, le travail accompli par celui-ci dépasse largement le cadre de la simple annotation, et répond aussi à un dessein éditorial pensé en amont : « l’objet que nous nous proposons n’est […] ni de combattre, ni d’approuver les opinions de J.-J., ni même d’ajouter aucun commentaire à ses écrits. Notre intention est de les présenter dans un nouvel ordre, adoptant autant que possible un classement fondé sur l’analogie257 ». On s’éloigne, ici, de l’éditeur du type publisher, tant il est question d’imprimer un sens au corpus des Œuvres de Rousseau. Sans compter que le lien entre Musset-Pathay et Beuchot est évident. C’est même ce dernier qui était le premier homme de lettres pressenti pour préparer l’édition de Rousseau publiée par Dupont en 1823258. La proximité entre ces deux éditeurs est même franchement cordiale, si l’on en croit la corres-pondance de Beuchot259. Et d’après Philip Stewart, les deux hommes échangent véritablement des points de vue sur le travail éditorial.

Mais alors, ne devrait-on pas déjà donner à son activité éditoriale

256. Ibid., p. 171.

257. Victor-Donatien de Musset-Pathay, « Préface », dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, Paris, P. Dupont, 1823-1825, 24 vol., t. I, p. vii. Cette référence est également présentée par Philip Stewart dans son chapitre « Le siècle de Musset-Pathay (1817-1900) », dans Éditer Rousseau : enjeux d’un corpus (1750-2012), Lyon, ENS Éditions, 2012, p.  153-196. Ph.  Stewart y décrit le lien entre l’ordre de l’édition et l’interprétation de l’œuvre dans le projet éditorial des Œuvres complètes de Rousseau par Musset-Pathay. Il s’agit de « passer à un nouveau stade dans sa réception, ce qui à son tour repose la question de l’ordonnance du corpus » (p. 161).

258. Philip Stewart, op. cit., p. 160.

259. « Il y a longtemps que mon ami M. Musset-Pathay m’a bercé de l’espoir de pouvoir communiquer avec vous autrement que par l’intermédiaire de votre Journal bibliographique. Car il m’a mandé sous la date du 25 février dernier : “Mon ami Beuchot doit vous écrire pour Voltairiser”. » Cayrol, l.a.s. à Beuchot, Moulins, le 4 octobre 1826, BnF, n.a.fr. 25134, f° 46.

une connotation philologique et parler, comme pour Beuchot, d’un éditeur critique ? Reste surtout que le terme « annotateur » s’avère peu satisfaisant. Il suggère un rapport distant avec le texte qui s’accorde mal avec l’originalité des projets de Beuchot ou de Musset-Pathay.

Il souligne avant tout, encore une fois, la dimension malléable des catégories rattachées au monde du livre.

Le volume coordonné par Roger Chartier et Henri-Jean Martin semble à ce titre plus pertinent lorsqu’il y est question de l’édition sous la Restauration. Dans un paragraphe introductif intitulé « Le livre au temps des Didot », il est en effet précisé que « les ruptures décisives sont encore à venir – ce qui justifie le découpage même de ce volume qui considère les trois premières décennies du xixe siècle comme appartenant à l’âge d’un ancien régime typographique260 ».

Autrement dit, la période de la Restauration est ici considérée comme un espace de changement où « coexistent » différents régimes édito-riaux. Si c’est bien au sein de ce « temps des contrastes261 » que finira par émerger la figure de l’éditeur moderne, il faut concevoir le monde éditorial sous la Restauration comme un laboratoire où circulent dif-férentes idées et difdif-férentes pratiques.

C’est sans doute ce qui explique l’extrême diversité des best-sellers imprimés sous la Restauration262 : la publication des nouveautés romantiques ou des rééditions d’ouvrages devenus des classiques ne répondent pas aux mêmes principes d’éditions, ni n’engagent finan-cièrement les éditeurs de la même manière. Pourtant, si la somme quasi encyclopédique de Chartier et Martin décrypte avec précision les changements et les rapports de force en jeu à cette période, la définition de l’éditeur ne semble pas quitter le champ de la matéria-lité du livre. Il reste toujours la même question : Où situer Beuchot et son travail éditorial dans une époque marquée par l’évolution des techniques du livre et la transition vers une professionnalisation des métiers ? Peut-être faut-il comprendre le fait que le monde du livre se professionnalise en parallèle à la carrière littéraire de Beuchot. En effet, lorsqu’il accepte la charge de bibliothécaire de la Chambre des

260. Henri-Jean Martin et Roger Chartier, Histoire de l’édition française, op. cit., p. 719.

261. Ibid., p. 720.

262. Martyn Lyons, Le Triomphe du livre, op. cit., p. 103.

députés, il se fixe lui aussi dans un corps de métiers rattaché au monde du livre. Il cesse en parallèle toute activité d’éditeur.