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Défendre l’héritage de 1789

C’est donc avant tout pour défendre les libertés héritées de 1789, et surtout la liberté de la presse, que ce bibliographe affirme ses opi-nions politiques. Étranger à l’esprit de parti163, et affirmatif dans la défense de ses propres droits, il montre par là un esprit authentique-ment voltairien, lequel n’est sans doute pas étranger à celui qui anime son édition des textes du patriarche. Mais il serait sans doute un peu léger de se contenter de la position affichée jusqu’ici par Beuchot : ni bonapartisme ni antiroyalisme, il n’affirme pour l’instant effective-ment rien. Malgré la rareté des échanges politiques qui s’y trouvent, ce sont bien les lettres privées de Beuchot qui nous indiquent le plus sûrement quelles peuvent être ses affinités. Parmi ses amis figurent d’authentiques libéraux, et notamment Victor-Donatien de Musset-Pathay, père d’Alfred, qui au début de l’année  1827 écrit vigou-reusement sa position antagoniste à l’encontre de la loi Peyronnet, fameuse loi « de justice et d’amour » imaginée sous le ministère de l’ultra royaliste comte de Villèle :

Il est donc connu ce grand secret, cet odieux projet sur la presse.

Le Constitutionnel des Pays-Bas, dans sa feuille du 1er de ce mois, a mis un grand titre ainsi conçu, Étrennes de la France à la Belgique, et ce titre est suivi du Projet de la loi Peyronnet, sans aucune observation. Il n’est pas question dans ledit projet des réimpressions d’anciens auteurs.

Mais ce n’est qu’une perfidie de plus. Je me mets toujours à la place de mon ennemi et me demande comment je m’y prendrais pour me faire du mal. Devenant donc idéalement le suppôt de M. Peyronnet, je

162. Beuchot, Opinion d’un Français sur l’acte additionnel aux Constitutions, op. cit., p. 7.

163. « Dieu me préserve d’être un homme de parti », (Beuchot, l.a.s. à Cayrol, [Paris], 4 novembre 1828, MS 34-25).

traite Voltaire et Rousseau comme s’ils existaient. Si l’on m’apportait une livraison du premier composée du Siècle de Louis XIV et du second, composée des Discours et de la Botanique ; je demanderais permission de mettre en vente. La seconde livraison est formée, pour l’un, des contes et du Dictionnaire philosophique, pour l’autre d’un volume d’Émile et du Contrat social. Je défends la vente et confisque, parce que ces ouvrages contiennent des principes anti-religieux, immoraux, subversifs de l’ordre social etc. Je les traite comme s’ils paraissaient pour la première fois.

Est-ce comme cela que vous l’entendez mon maître164 ?

« Projet odieux », « perfidie », « ennemi », les termes ne laissent planer aucun doute. Et l’on peut imaginer que si Musset-Pathay emploie un tel lexique dans une lettre à l’un de ses amis de longue date – « son maître » dit-il même  – c’est aussi parce que les deux hommes partagent, en partie du moins, cette position. En outre, cette lettre a le mérite de mettre en lumière l’ambivalence des corpus de Voltaire et de Rousseau, largement réédités sous la Restauration : à la fois « classiques », dans un sens encore à préciser, mais qui recouvre ici un temps proche du « siècle de Louis  XIV165 », ils sont autant, sinon même plus, mis en avant pour leurs passages subversifs. Les choix éditoriaux qui entourent les rééditions de ces deux philosophes prennent un enjeu politique. Une autre lettre, sans doute la seule qui évoque explicitement 1789, voit Beuchot souligner poliment mais avec fermeté des positions a priori opposées à celles de l’un de ses correspondants :

Je lirai très certainement le passage que vous m’indiquez de l’Obser-vateur royaliste. Nos goûts conformes sur Voltaire ne nous empêchent pas de différer peut-être d’opinion. Je crois que Voltaire et Rousseau avaient mission de détruire et qu’ils ont bien travaillé chacun à sa manière et de son côté. Mais ils sont loin d’avoir tout fait, je pense bien comme vous qu’avec tout autre roi, ou pour mieux dire avec un roi d’un tout autre caractère que Louis XVI, l’heure aurait été retardée ;

164. Musset-Pathay, l.a.s. à Beuchot, 3 janvier 1827, BnF, n.a.fr. 5203, f° 256.

165. Voir Stéphane Zékian, « Que faire du “Siècle de Louis XIV” ? D’une réception paradoxale au lendemain de la Révolution française », Revue d’histoire littéraire de la France, 110e année, n° 1, janvier-mars 2010, p. 19-34.

mais elle n’était que retardée ; elle me semblait inévitable. Tout marche et vieillit, les empires et les institutions comme les hommes, on ne peut les rajeunir ni les faire rétrograder. Je n’en accuse pas ici le droit ; je n’examine pas si cela est bien ou mal, mais je vois ce qu’est, la marche du temps et ses effets166.

Cette réponse à Louis-Nicolas-Jean-Joachim de Cayrol, l’un de ses correspondants devenu collaborateur de son édition des Œuvres de Voltaire, qui en classe la Correspondance, nous permet-elle de construire l’idée d’une typologie différenciée de la réception de Voltaire à partir de ces deux opinions ? Pourtant, Beuchot et Cayrol ne s’opposent jamais au sujet de Voltaire. Certes, Cayrol semble plus volontiers être attaché à une opinion légitimiste, ainsi que semble en témoigner sa lecture de l’Observateur royaliste. D’ailleurs, dans sa lettre précédente, Cayrol affirme que c’est la faiblesse de Louis XVI, et non les Lumières, qui a causé la Révolution.

En effet, mettez Frédéric sur le trône des Bourbons en 1788, entourez-le des premiers coryphées du parti philosophique et vous auriez vu cependant le pouvoir régner plus fort et plus affermi que jamais, toutes les institutions de la monarchie debout, la religion et ses ministres respectés, l’armée sur un pied formidable167.

Au moment de la rédaction de cette lettre, en 1826, Charles X, aidé de son ministre Villèle, essaie de redonner à la monarchie une dimension plus imprégnée de religion. Peut-on la comprendre comme une manière d’affirmer un désaccord commun envers cette monarchie d’un autre temps ? Pour Beuchot, il semble surtout que la Révolution soit perçue comme une conséquence inévitable d’un mouvement plus large, qui intègre les Lumières sans s’y restreindre complètement, et les déborde. Comme mentionné précédemment, on peut même à nouveau se demander si cette opinion ne modalise pas son libéralisme dans un sens qui s’approcherait de celui des doctrinaires168.

166. Beuchot, l.a.s. à Cayrol, 14 décembre 1826, IMV, MS 34-03.

167. Cayrol, l.a.s. à Beuchot, Moulins, 22  novembre  1826, BnF, n.a.fr.  5199, f° 48-49.

168. Le chapitre que Francis Démier consacre à l’analyse des doctrinaires est à ce sujet très éclairant. L’énumération évoque incontestablement ce que nous savons

Mais ne pourrait-on pas comprendre cette lettre différemment ? Les paroles de Beuchot le rapprochent en effet d’un autre groupe de penseurs : les idéologues de l’Institut. D’une part, Beuchot fréquente certains des membres de l’Institut169. D’autre part, cette lettre marque sans doute bien une forme de profession de foi libérale de la part de Beuchot, pour reprendre l’idée d’une sacralité laïque chère à Paul Bénichou, laquelle s’affirme selon lui sous la Restauration170. Mais cela va plus loin. Son absence de parti pris constamment revendi-quée s’explique également par un engagement politique qui se fonde d’abord de façon idéologique. Perfectibilité des sociétés humaines, confiance en l’avenir, lecture optimiste de l’histoire dont les abus ont permis la construction du présent : Beuchot propose ici, en outre, une approche résolument positiviste de l’histoire. Celle-ci supporte une vision des Lumières et de la Révolution qui en fait un mouvement de fond, et qu’il s’agit de détacher des accidents ponctuels que sont la Terreur ou l’Empire. Reste qu’on ne voit pas Beuchot appartenir officiellement à un tel cercle, qui plus est au moment où il est un acteur de l’administration napoléonienne. Mais cette lettre nous en apprendrait-elle finalement plus sur Beuchot, sur son approche de

de Beuchot. Par exemple : « Selon Guizot, ce qui les caractérise, c’est d’abord une méthode, plus qu’un véritable projet politique. […] Pour les doctrinaires il y a les faits, les nécessités politiques, “la force des choses” qui a en profondeur une justifi-cation rationnelle, une logique qu’il est nécessaire de restituer. Les doctrinaires sont loin de constituer un parti et leur cercle ressemble beaucoup aux petites sociétés intellectuelles, aux salons du siècle passé ou encore aux clubs. Barante qui figurait dans leurs rangs, précise du reste : “Les doctrinaires ne forment pas un parti ; leur rôle politique a beaucoup moins tenu à leurs opinions qu’à leurs habitudes de conversation […]” » (La France de la Restauration, op. cit., p. 270).

169. « Il se trouve aussi que toutes mes idées à l’égard des Lettres philosophiques étaient celles d’hommes très distingués dans la république des lettres, MM. Clavier, Daunou, Destutt de Traci, Ginguené, Lacroix, Maurice (de Genève), tous membres de l’Institut. » Beuchot, « Préface du nouvel éditeur », Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Perronneau, 1818, t. 20, p. xx.

170. On pense par exemple aux lignes que Bénichou consacre à la définition du libéralisme : « Ce qu’on a appelé libéralisme sous la Restauration n’était pas seule-ment une doctrine de la liberté politique. C’était, plus largeseule-ment, l’adhésion aux institutions et aux valeurs issues de la Révolution française, l’opposition au retour offensif de l’ancienne société avec la monarchie restaurée. […] Ainsi le large crédit du libéralisme tient au fait qu’il unissait en lui, avec la liberté, tous les éléments de la cause moderne, égalité, laïcité, progrès. Mais la liberté semblait l’âme de tout le reste, l’inspiratrice de la doctrine, le drapeau des luttes » (Paul Bénichou, Le Temps des prophètes…, op. cit., p. 15).

l’histoire et sur sa réception des Lumières que sur ses opinions pro-prement politiques au moment de la Restauration ?

On peut en effet s’interroger sur le sens à donner au caractère

« inévitable » d’une Révolution, ou sur les signes de vieillesse d’un Ancien Régime qui serait mort au moment où Beuchot parle. Cette opinion remet en tout état de cause la question de la responsabilité directe des philosophes dans l’irruption de l’épisode révolutionnaire.

Elle rejoint la question que pose l’historien contemporain Robert Muchembled : les sans-culottes ont-ils lu les philosophes171 ? La ques-tion est importante : elle touche le problème de la diffusion des idées des philosophes à travers les différentes couches de la société, pour interroger leur portée concrète dans les événements de 1789. Pour Beuchot, la chose semble entendue : une révolution était en marche, avec ou sans Voltaire, avec ou sans Rousseau. Ceux-ci sont-ils réduits à un simple rôle d’auxiliaires parmi un faisceau de causes qui ont toutes plus ou moins hâté l’avènement de la Révolution ? Que faire à ce moment-là du statut d’exemplarité symbolique rattachée à la figure de Voltaire et à celle de Rousseau au xixe  siècle ? La conséquence pour un éditeur comme Beuchot, c’est que les œuvres de ces philo-sophes, privées des conséquences funestes qu’on leur oppose, rede-viennent fréquentables pour tout un chacun. Mais cela n’influence-t-il pas également sa façon de mettre en œuvre son Voltaire et, partant, l’image de Voltaire telle que nous la concevons sous la Restauration ? Comment en effet considérer que les œuvres de Voltaire puissent être imagées comme « un vaste incendie qui va dévorer des cités et des provinces », pour reprendre le titre de l’article de François Bessire, si l’éditeur dénie déjà ce rôle à leurs auteurs lors de la Révolution ? Que reste-t-il alors des grands hommes des Lumières et de leur potentiel militant, si on leur dénie, ainsi qu’à leurs œuvres, un pouvoir d’action dans le cours de l’histoire ? L’assimilation un peu monolithique de ces textes à des brûlots paraît déjà, en partie, écornée par une conception des événements qui semble être comprise de façon dépersonnalisée, mécanique. Une partie de l’hypothèse que nous défendons et qui fonde la scientificité du travail de Beuchot se trouve pourtant là, dans cette capacité à dépasser le statut symbolique, quasi mythologique,

171. Robert Muchembled, Les Ripoux des Lumières. Corruption policière et révolu-tion, Paris, Seuil, 2011, p. 11.

attribué à Voltaire, pour rechercher sa trace à partir de ses écrits, sur les plans historique et bibliographique.