• Keine Ergebnisse gefunden

Beuchot éditeur et homme de lettres

Précisons encore le cas de Beuchot  : on a certes pu le voir en publisher, lorsqu’il accède à la demande de son ami Jean Clogenson – « il faut que je compte autant sur votre complaisance que je compte effectivement sur votre goût et votre bienveillance pour moi, pour vous prier d’être l’éditeur de mon opuscule286 » – et qu’il édite les Souhaits pour le jour de l’an 1823. De fait, nous l’avons vu, il fonctionne bien, dans cette entreprise, comme intermédiaire entre l’auteur et l’impri-meur. L’essentiel de ses préoccupations est d’ailleurs d’ordre matériel : format, nombre de volumes, type de papier, coût de fabrication, prix, publicité. Mais c’est là la seule trace que nous avons d’une véritable activité de ce type pour Beuchot. Lorsqu’il s’agit de Voltaire, notre

« éditeur » se situe plus volontiers à la frontière de plusieurs activités éditoriales. Définir précisément son activité n’est pas simple, et force est en effet de reconnaître que, jusqu’à présent, aucune dénomina-tion n’a semblé épuiser le sens du terme « éditeur ». Comment cette polysémie – pour ne pas dire cette confusion – est-elle gérée dans la correspondance entre Beuchot et ses collègues ? De façon significative, c’est un mot qui y revient de façon régulière, mais qui ne fait pourtant jamais l’objet d’une distinction très nette :

Vous croyez peut-être avoir frappé sur les épaules de M. Renouard, par votre observation sur la note du tome XII, p. 323. Eh bien ! c’est sur mes épaules que tombaient les coups. La note est signée d’un B., elle a été mise par moi pour l’édition Perronneau qui avait précédé celle de M. Renouard, mais qui l’était pour celle de Desoër, Déterville et Plancher : et c’était ces éditeurs que j’indiquais en parlant des éditeurs qui m’ont précédé. Mais la phrase tout au plus suffisante pour le temps ou le moment est trop absolue aujourd’hui. J’aurais dû dire aucun des éditeurs récents […]. J’avais pris la copie que j’avais pu avoir. Les mauvaises leçons sont le désespoir des éditeurs ; et aucun texte n’en est plus infesté que celui de Voltaire287.

286. Clogenson, l.a.s. à Beuchot, Argentan, 14 décembre 1822, BnF, n.a.fr. 25134, f° 259.

287. Beuchot, l.a.s. à Cayrol, 19 octobre 1826, Genève, IMV, MS 34-02.

Cet extrait décrit bien la complexité du monde éditorial de la Restauration, en particulier celui qui concerne l’édition des Œuvres de Voltaire. Entre Renouard, Perronneau, Desoër, Déterville et Plancher, ce sont cinq éditions différentes qui sont en effet mentionnées, dans le désordre. L’édition Desoër est la première des rééditions des Œuvres de Voltaire à voir le jour sous la Restauration, en 1817. Elle est immé-diatement suivie des éditions Déterville, Plancher et Perronneau, pour lesquelles Beuchot signe près de la moitié des volumes. Chacune de ces éditions est initiée par un entrepreneur, imprimeur ou libraire, que rappelle sa dénomination usuelle. Ceux-ci sont également qualifiés d’éditeurs. On ne retrouve cependant aucune trace de leur présence dans le livre en dehors de la page de titre288. En cela, ils semblent s’accommoder d’une fonction de publication du travail d’autrui, qui évoque le terme anglais « publisher ». En un mot, ces éditeurs restent avant tout des directeurs de publication, et ne s’occupent pas prioritai-rement de la correction littéraire du texte. Et même lorsque le libraire Antoine-Augustin Renouard essaie d’outrepasser le rôle d’industriel du livre en cherchant à inclure ses propres annotations dans son édition publiée à partir de 1819, celles-ci ne sont en réalité que des copies.

Ce n’est point sans votre aveu que j’ai employé une partie de vos notes sur Voltaire. En cela votre mémoire vous a mal servi. Veuillez vous rappeler que, soit chez vous, soit chez moi, dans nos fréquentes conversations où je me plais à le reconnaître, vous m’avez fait plus d’une communication utile, plus de dix fois je vous ai dit que je tenais à grand intérêt de faire usage d’une partie de vos notes289.

Ce sont deux spécificités du travail accompli par Beuchot sur les Œuvres de Voltaire qui deviennent évidentes. Tout d’abord, il faut relever le soin tout particulier qu’il accorde à la correction du texte par rapport à ses prédécesseurs. En cela, il ne se contente pas de copier une édition déjà faite, mais il prend soin de vérifier le texte.

La correction dont il est question n’a pas réellement à voir avec des considérations de nature typographique. Il s’agit bien plutôt de

288. Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987. Notamment ch. 1 « Le péritexte éditorial ».

289. Renouard, l.a.s. à Beuchot, 24 novembre 1819, BnF, n.a.fr. 25146, f° 54.

rétablir le bon texte d’après Voltaire. Autrement dit, lorsque Beuchot effectue un travail de mise en forme des Œuvres de Voltaire, non seulement il entend le faire le plus indépendamment possible de l’atelier qui l’imprime, mais surtout il cherche à le faire au plus près de ce qu’il croit être la volonté de l’auteur. En cela, ne préfigure-t-il pas effectivement l’éditeur critique moderne, distinct de l’éditeur industriel ? La hiérarchie des noms sur la page de titre du premier volume de son édition confirme la distinction à opérer entre l’éditeur Beuchot, au centre de la page, qui accompagne Voltaire avec ses

« préfaces, avertissements, notes, etc. » et tous ceux qui s’occupent de la production matérielle de l’œuvre  : d’une part, les libraires, imprimeurs, éditeurs, Lefèvre290, Werdet291 et Lequien292 qui sont décrits comme « libraires » sur la page de titre, où, d’autre part, Didot figure à titre d’imprimeur du travail, que Beuchot réalise quant à lui hors de l’atelier. Dès lors, ne se présente-t-il pas comme assumant aussi une fonction auctoriale dans ce processus de publi-cation293 ? C’est ce que semble indiquer dans un second temps le rappel du « B. » qui identifie ses annotations et individualise son travail sur les œuvres de Voltaire.

L’étude de la correspondance de Beuchot prolonge la réflexion autour de la polysémie du terme « éditeur » que présente le titre en forme de chiasme de l’ouvrage de Roger Chartier, La Main de l’auteur et l’Esprit de l’imprimeur. D’ailleurs, lorsqu’il présente cet entre-deux de la création éditoriale, entre technique et mise en forme du texte, Chartier ne propose-t-il pas la meilleure description de la position dans laquelle se trouve Beuchot ?

290. Jean-Jacques Lefèvre (1779-1858), « Libraire-éditeur ». Voir data. bnf.fr.

consulté le 1er novembre 2016.

291. Edmond Werdet est « libraire, commissionnaire en librairie et éditeur. […]

Breveté libraire à Paris le 27 avril 1824 (dit, à tort, âgé de 29 ans à cette date) en remplacement de François Fauveau, il reprend les collections de classiques publiées par J.-J. Lefèvre. Il collabore avec Jean-Frédéric-Alexandre Lequien d’oct. 1827 à août 1829 ». Voir data. bnf.fr. consulté le 1er novembre 2016.

292. Jean-Frédéric-Alexandre Lequien, donc, associé de Werdet. Mais E. A. Lequien père, libraire, apparaît également sur le contrat, BnF, n.a.fr. 25136, f° 129.

293. Christophe Paillard souligne déjà l’ambiguïté du rôle de Beuchot dans un très bel article  : « Les Cailloux pétrifiés de Voltaire. Corrections auctoriales ou modifications éditoriales ? Le traitement de L’A. B. C. dans les éditions de Kehl et de Beuchot », Revue Voltaire, Paris, PUPS, n° 11, 2011, p. 373-385.

Moins spectaculaire, mais sans doute plus essentielle pour notre propos, est au cours du xviiie siècle, plus tôt ici, plus tard là, l’émer-gence d’un ordre des discours qui se fonde sur l’individualisation de l’écriture, l’originalité des œuvres et le sacre de l’écrivain, selon l’ex-pression de Paul Bénichou. L’articulation de ces trois notions, décisives pour la définition de la propriété littéraire, trouvera une forme achevée à la fin du xviiie siècle avec la fétichisation du manuscrit autographe et l’obsession pour la main de l’auteur, devenue garante de l’authenti-cité et de l’unité de l’œuvre dispersée entre ses différentes éditions294. Parler d’« individualisation de l’écriture » et de « propriété litté-raire », c’est bien tenter d’appliquer à l’éditeur le problème du statut de l’auteur, lui aussi en plein bouleversement au tournant des xviiie et xixe siècles. Qui est en définitive l’auteur principal des Œuvres de Voltaire, après que Voltaire est mort ? À quelle place peut prétendre celui qui les met en forme pour les donner au public à sa manière ? C’est bien par une question, sans doute excessive, de l’attribution du statut d’auteur à Beuchot que nous allons continuer ce travail.

Cette partie du travail sera l’occasion de tracer le parcours de l’édi-teur depuis le xvie siècle jusqu’à Beuchot, pour préciser la mouvance à laquelle il appartient. Kant, Diderot, Michel Foucault, Roland Barthes, Alain Viala, ou Roger Chartier  : les questions liées à la problématique du lien entre une œuvre et son auteur ont largement été abordées. Les correspondances de Beuchot, mais aussi, d’autres documents d’archives, dont le contrat qu’il passe avec ses éditeurs, nous permettent d’envisager la question sous un angle nouveau.