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Les éditeurs de Kehl : une entité à quatre têtes

Poursuivons le chemin emprunté et remontons le fil des éditeurs posthumes de Voltaire. N’a-t-on pas pris l’habitude de parler des

« éditeurs » de Kehl pour nommer cette direction quadripartite qui gère le premier monument de la réception du patriarche de Ferney après sa mort ? Si l’on regarde dans le détail, Beaumarchais exerce en effet le rôle d’éditeur au sens anglais de publisher273. Il est un éditeur commercial, qui gère une entreprise composée de trois édi-teurs académiques cette fois-ci puisqu’ils s’occupent spécifiquement et uniquement de la composition textuelle des volumes de l’édition : Condorcet, que l’on pourrait appeler « éditeur académique en chef », secondé par Ruault et Decroix. On pourrait également y ajouter François Le Tellier, l’administrateur de Kehl274, qui officie comme une sorte d’imprimeur en chef dans le fort où se publie l’édition. Cette répartition des rôles entre plusieurs pôles suggère une spécialisation des tâches. Au moyen de quels termes Beuchot en rend-il compte ?

Louis de Loménie est un des premiers à présenter le détail de l’édition de Kehl. Dans un ouvrage intitulé Beaumarchais en son temps275, il consacre un chapitre entier à « Beaumarchais éditeur de Voltaire ». S’il note bien la construction progressive d’une équipe pour seconder Beaumarchais, tout comme la surprenante discrétion de l’auteur du Mariage de Figaro dans ce projet, Loménie popula-rise pourtant la formule de « Beaumarchais éditeur276 ». Cette image aura même une postérité florissante, à en croire le nombre d’articles

zones jusque-là inexplorées. C’est la première fois qu’un libraire a l’idée d’ouvrir ainsi le circuit de la culture. »

273. Christophe Paillard, « Que signifie “être voltairien”… », art. cit.

274. Terme employé par Linda Gil, « De l’hommage à l’éloge  : contribution à l’édification du mythe du “patriarche” par Condorcet. L’édition de Kehl et la Vie de Voltaire », Revue Voltaire, Paris, PUPS, n° 11, 2011, p. 156.

275. Louis de Loménie, Beaumarchais en son temps. Études sur la société en France au XVIIIe siècle, 2 tomes, Paris, Michel Lévy, 1856.

276. Tout juste trouve-t-on une nuance : « éditeur propriétaire ». Voir Louis de Loménie, op. cit., p. 230.

qui reprennent la formule277. La critique semble en effet n’avoir que récemment réévalué la question de la désignation du rôle joué par Beaumarchais dans l’entre prise de Kehl. En effet, lorsqu’en 2000 François Bessire publie un article pour faire l’éloge de ce dernier, ne choisit-il pas de reprendre tel quel le titre du chapitre de Loménie,

« Beaumarchais éditeur de Voltaire » ? Le fait est que ce n’est pas tant le rôle de Beaumarchais au sein de l’édition de Kehl qui intéresse Bessire. Il s’agit plutôt dans son article, d’une part de réhabiliter l’édition de Kehl, en déficit de reconnaissance auprès de certains spécialistes comme Jeroom Vercruysse278, et d’autre part de montrer son rôle essentiel dans la réception de l’œuvre de Voltaire qui est la nôtre. À ce titre, l’article de François Bessire permet d’en finir avec le débat autour des mérites de « Beaumarchais éditeur ». Il permet, outre de relativiser le travail littéraire de Beaumarchais, de commencer une étude plus précise sur le rôle des uns et des autres. Maurice Lever, dans sa biographie de Beaumarchais intitulée Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, est un des premiers dont l’ouvrage évoque ce chan-gement de paradigme, puisqu’il parle de « Beaumarchais typographe de Voltaire ». La référence à la production matérielle de l’édition a de quoi étonner, surtout au vu de l’évolution du terme « éditeur » que nous venons de tracer. Andrew Brown et André Magnan évoquent quant à eux le fait qu’il succède à Panckoucke dans la « gestion de l’entreprise279 ». Ils précisent d’ailleurs :

Beaumarchais supervisera le plus souvent de haut, en « correspon-dant général », un processus éditorial qu’il va infléchir d’emblée dans le sens d’une souscription, édition désormais définie comme privée, donc moins sujette aux pressions d’Église et d’État, en se contentant ensuite, une fois lancé le prospectus définitif (janvier 1781), d’assurer le suivi du premier plan toujours actif, de cadrer les grandes décisions,

277. Maurice Lever, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Paris, Fayard, 2003, p. 329-369.

278. « L’édition de Kehl se signale par l’improvisation, l’amateurisme, l’à-peu-près pour ne pas dire la falsification constante, l’escroquerie intellectuelle. » Jeroom Vercruysse, « L’imprimerie de la Société littéraire et typographique de Kehl en 1782 : la relation d’Anisson-Duperron ; Beaumarchais éditeur de Voltaire », LIAS, XIII-2, 1986, p. 173.

279. Andrew Brown, André Magnan, « Aux origines… », art. cit., p. 86.

d’arbitrer les litiges entre Condorcet, son philosophe, et Decroix, le philologue de Panckoucke280 […].

Une première précision s’affiche ici : Beaumarchais « supervise de haut », Condorcet, Decroix et dans une moindre mesure Ruault, orga-nisent le contenu et préparent le matériel textuel de l’édition. Linda Gil va même plus loin : les archives inédites qu’elle a dépouillées et son analyse pointue de l’édition préparée à Kehl montrent surtout l’impor-tance de Condorcet. Sa thèse, publiée en 2018, contribue à renvoyer l’image d’une organisation plus horizontale des différents acteurs de l’édition. Elle présente, en d’autres termes, une répartition des rôles au sein de l’édition qui ressemble plus précisément à celle qui se déve-loppe ensuite au cours du siècle suivant : Beaumarchais est le « finan-cier et l’entrepreneur », Condorcet devient le « directeur littéraire », le

« directeur scientifique et littéraire », ou « maître d’œuvre281 ». Bien plus, son travail permet de rattacher ce rôle de direction à celui de l’éditeur-homme de lettres, tourné vers la production du texte, lors-qu’elle parle des « éditeurs, dirigés par Condorcet282 ».

Ce rôle joué par Condorcet évoque en partie celui tenu trente ans plus tard par Beuchot : il n’a pas à traiter avec la dimension financière ni avec la réalisation matérielle de l’édition. Il est engagé par Beaumarchais, comme Beuchot le sera par Lefèvre, Werdet et les Lequien, mais il garde une grande autonomie vis-à-vis de ceux qui ne restent, finalement, que les « entrepreneurs » de l’édition. De la façon dont il présente la répartition des rôles à Kehl – « Beaumarchais […] forma un vaste éta-blissement à Kehl et y éleva une imprimerie. […] Il en confia ou en laissa la direction littéraire à MM. De Condorcet et Decroix283 » – on peut déduire que Beuchot reconnaissait déjà à la direction de Kehl une approche différenciée des domaines financier et littéraire. Nous traite-rons dans un prochain chapitre du rôle joué par Decroix, à partir de la correspondance qu’il entretient avec Beuchot. Pour l’instant, il nous reste une chose à préciser : comment dès lors comprendre l’entêtement de Beuchot à parler des éditeurs de Kehl comme d’une seule entité ?

280. Ibid., p. 89.

281. Voir Linda Gil, « De l’hommage à l’éloge… », art. cit., p. 153-155.

282. Ibid., p. 156.

283. Beuchot, « Préface générale du nouvel éditeur », Œuvres de Voltaire, éd. cit., t. I, p. xv.

Tout d’abord, il faut relever que la « préface du nouvel éditeur » de Beuchot précède systématiquement dans son travail chacun des

« avertissements des éditeurs de l’édition de Kehl » qu’il choisit d’édi-ter également. Ensuite, pour resd’édi-ter dans le paratexte, signalons que les notes présentes dans l’édition de Kehl et conservées par Beuchot sont signalées par un « K. » général, et non par le « C. » de Condorcet ou le « D. » de Decroix. Beuchot n’individualise pas le paratexte de ses prédécesseurs. Enfin, il va même régulièrement jusqu’à évoquer dans sa préface les « éditeurs de Kehl ». Il avertit par exemple ses lecteurs des

« fautes inséparables de l’humaine nature qui ont échappé aux éditeurs de Kehl284 […] » ; ou encore, dans un exemple peut-être plus parlant :

« en déguisant ou disséminant ces lettres, les éditeurs de Kehl n’avaient fait au reste que suivre l’exemple de Voltaire, qui avait pris ce parti en 1739285 ». Ces deux occurrences montrent bien que Beuchot place le geste éditorial du côté de la production du texte à éditer. L’éditeur tel que le pense Beuchot n’est pas ici Beaumarchais, mais Condorcet ou Decroix, ou tous ceux qui ont contribué à préparer le texte des Œuvres complètes de Voltaire telles qu’elles sont éditées à Kehl. Dans ce contexte-ci, la mention des « fautes », des lettres « déguisées ou disséminées », et plus encore la référence à Voltaire évoquent une appréciation du métier de l’éditeur comme lié à l’auctorialité du texte.

À bien des égards, la désignation usuelle des acteurs de l’entreprise de Kehl comme « éditeurs » sonne comme un rappel de la complexité sémantique du terme. Mais n’est-elle pas aussi quelque chose de plus ? On pourrait estimer en effet qu’elle représente le dernier moment où l’on pense l’édition à la fois en termes d’entreprise commerciale et en termes de travail littéraire. L’édition de Kehl des Œuvres complètes de Voltaire incarnerait elle aussi, d’une manière différente de celle de Panckoucke, ce moment de bascule à partir duquel le phénomène éditorial opère une distinction entre le travail d’édition envisagé sous un angle commercial et un autre plus spécifiquement littéraire, et tranche en faveur du premier. À l’inverse de Beuchot, dont la per-sévérance à ne considérer l’édition que sous l’angle de l’homme de lettres suggère autant un lien de filiation avec le travail de Condorcet et de Decroix qu’une certaine prétention à l’auctorialité.

284. Ibid., p. xvi.

285. Ibid., p. xvii.