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De Beuchot à Beuchot : Cartographie des éditions des Œuvres de Voltaire

sous la Restauration

Il est probable qu’enfin, enfin, ce sera la dernière édition de M. de Voltaire.

Fréron, L’Année littéraire, 1768, t. III, p. 209-210.

L

a Restauration est souvent considérée comme une époque où se jouent d’intenses polémiques autour des Œuvres complètes de Voltaire. On cite volontiers cette véritable frénésie éditoriale, avec plus de trente nouvelles éditions des Œuvres complètes du patriarche de Ferney qui sortent des presses de Paris et d’ailleurs entre 1817 et 1830. Réimprimées et diffusées à large échelle, les éditions voltairiennes –  au même titre que celles de Rousseau  – raniment très vite les vieilles querelles avec l’Église, ses responsables les jugeant comme une attaque directe contre son retour en grâce sous la monarchie restaurée. Acheter Voltaire passse pour un acte militant. La première réédition publiée des Œuvres complètes de Voltaire suscite une réaction immédiate de la part des vicaires de Paris, aussitôt suivie d’une réponse de l’éditeur Desoër. Cet épisode n’est pas isolé, tant l’invective publique, via des pamphlets, factums, ou lettres et réponses imprimées, devient chose banale sous la Restauration. Il est assurément emblématique du débat nourri entre l’Église, les ultras et tout ce qui constitue le courant contre-révolutionnaire opposé au retour des philosophes des Lumières d’une part, et les libraires d’autre part, constitués en majorité d’hommes d’affaires, libéraux, généralement (mais pas nécessairement) favo-rables à la Révolution. Ce point de vue, largement admis par la critique, résiste-t-il pourtant à une lecture plus fine, centrée sur les progrès des différentes éditions des Œuvres complètes de Voltaire qui jalonnent la période des années 1820 ?

La critique, assez avare en ce qui concerne cette période de la réception de Voltaire, décrit, de façon un peu monolithique, la Restauration comme un moment de luttes politiques, au cœur des-quelles Voltaire se voit érigé en symbole encore bien vivant : diabolisé par les uns, apôtre de la liberté pour les autres, Voltaire occuperait autant les esprits que les presses. François Bessire parle même du phé-nomène d’édition des Œuvres complètes comme d’un « défi idéologique au régime de la Restauration401 ». Toutefois, s’il semble acquis qu’elles font bel et bien office de détonateur au tournant de l’année 1817, les collections voltairiennes sont-elles réductibles à cette seule dimension polémique ? Ce serait conclure un peu hâtivement, et oublier toutes les nuances et les subtilités tant politiques que sociales d’une époque qui se remet à peine de la Révolution, de la Terreur et de Napoléon tout en voyant renaître le régime monarchique appuyé par le retour de l’Église. Sans compter que les progrès techniques modifient largement les rapports de forces entre les imprimeurs, libraires ou éditeurs d’un côté et tout ce qui se rapporte au pouvoir politique de l’autre. De plus, les grandes collections que forment les Œuvres complètes de Voltaire ne semblent pas investies du même potentiel de controverse que les petits essais, pamphlets, et autres textes à la fois plus explicitement polémiques et plus facilement diffusables, parus sous la Restauration.

Enfin, supposer une homogénéité entre tous ces projets éditoriaux n’a a priori rien d’évident. Cette homogénéité supposée n’est-elle pas déjà remise en doute par la quantité de ces publications et par la diversité des modèles éditoriaux ?

On comprend l’importance de revenir sur les notions de symboles et de polémiques liées au Voltaire de la Restauration, pour mieux les nuancer. C’est là que se trouve un point central de ce travail, car c’est dans ce contexte décrit comme conflictuel sur le plan politique que les Œuvres de Voltaire sont pourtant l’objet d’une remise en ques-tion sur les plans philologique et bibliographique. Comment s’arti-culent les enjeux et les protagonistes de cette période d’effervescence politique, médiatique et commerciale ? Intérêts économiques, climat

401. François Bessire, « Un vaste incendie qui va dévorer des cités et des pro-vinces  : les éditions d’œuvres complètes de Voltaire sous la Restauration », dans J.-Y. Mollier, M. Reid et J.-C. Yon (dir.), Repenser la Restauration, Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 191.

de reconstruction politique, résurgence d’un pouvoir appuyé sur la religion catholique, retour de Voltaire, puissance de la presse, déve-loppement technique et bibliophilie semblent bien autant d’éléments à même de se superposer. Mais dans quelles mesures sont-ils liés au travail de Beuchot ? Celui-ci promeut une démarche que nous qua-lifions volontiers de scientifique avant l’heure. Doit-il se comprendre comme une exception ? Ou s’inscrit-il dans un mouvement éditorial plus vaste, identifiable entre 1817 et 1830 ?

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ous avons jusqu’ici passé en revue passablement de notions périphériques à l’édition des Œuvres de Voltaire. Nous avons même été jusqu’à questionner une éventuelle attribution d’auctorialité à Beuchot. Originalité, propriété et intentionnalité décrivent assez précisément le travail éditorial qui est le sien. Toutefois, comment comprendre ce projet-ci par rapport à ceux édités par ses concurrents ? Qui sont-ils, d’ailleurs, ses concurrents ? Et que penser du phénomène de production massive des Œuvres de Voltaire, souvent décrites par ses opposants comme un moyen de diffuser dans toutes les couches de la société la dangereuse philosophie des Lumières ? Les historiens qui traitent de la postérité de Voltaire passent pourtant générale-ment très rapidegénérale-ment sur cette période de la Restauration402, pour conclure qu’elle est « voltairienne ». C’est pour remettre en question cette affirmation que nous avons choisi d’effectuer un tour d’horizon des différents projets d’éditions des Œuvres complètes de Voltaire. Cette cartographie éditoriale se donne pour but d’apporter un peu de relief à une description qui est restée, jusqu’à aujourd’hui, incomplète.

Trop absorbée par le conflit entre ultras et libéraux qui débute, il est vrai, dès les premières années de la Restauration, mais qui ne saurait

402. Il est vrai que la Restauration elle-même souffre de ce cliché, comme le rappel Francis Démier  : « Une légende veut que l’histoire de la Restauration ait occupé une place très secondaire, voire marginale, dans l’historiographie de la France contemporaine », nous dit-il dès les premières lignes de son ouvrage La France de la Restauration (1814-1830), Paris, Folio histoire, 2012, p. 11.

résumer à lui seul le climat politique de la période ; trop exclusivement concentrée sur la montée en puissance des écrivains romantiques ; victime a posteriori d’un tri sélectif, la réception de Voltaire, et en particulier la compréhension de cette « voltairomanie403 » qui frappe la Restauration, mérite un éclairage nouveau.

Il faut commencer par définir ce qui rentre dans le champ d’une approche historique du phénomène qui entoure les rééditions des Œuvres de Voltaire. Il s’agira ici de savoir si cette frénésie éditoriale autour des textes du patriarche répond bien à une logique avant tout polémique, à des motivations essentiellement politiques. D’ailleurs, cette polémique, quelle est-elle ? Les Œuvres de Voltaire s’opposent-elles de fait au retour de la monarchie et de l’Église catholique ? Leur réédition massive paraît également liée à d’autres questions, comme celle des libertés de la presse et de l’imprimerie, conséquence directe de l’essor de la presse comme instrument de la politique. Pourtant, plus concrètement, ces éditions, ou certaines d’entre elles tout du moins, ne seraient-elles pas aussi motivées par une logique commer-ciale ? L’édition voltairienne est en effet une branche potentiellement lucrative, et en cela attirante pour un éditeur. Ce n’est qu’une fois ce travail d’élagage effectué que l’on pourra comprendre ce qui, au contraire, relève d’un renouvellement intentionnel de la méthodologie de l’édition. Il sera temps de chercher dans cette vingtaine de projets d’éditions ceux qui participent à un progrès dans la compréhension des textes de Voltaire.

Approche philologique, recherche des inédits, tri des œuvres, renouvellement du paratexte, tout ce qui est pensé comme apportant une valeur ajoutée aux textes de Voltaire entre dans un mouvement éditorial qui trouve un aboutissement sous la Restauration, grâce à l’édition de Beuchot. Mais Beuchot est-il un cas isolé à cette époque ? Comment imaginer en effet que, parmi toutes les personnalités qui éditent les œuvres du patriarche, il ne s’en trouve aucune dont la longévité excède le cadre de la Restauration et fasse durablement autorité aux yeux des spécialistes de Voltaire ? La correspondance et les archives de Beuchot permettent encore une fois de distinguer parmi toutes les éditions celles que la concurrence extrême qui sévit entre

403. Le mot est de Beuchot, « Préface générale du nouvel éditeur », Œuvres de Voltaire, Paris, Lefèvre, 1828-1834, p. xxii.

les éditeurs relègue au second plan. Comment les éditeurs jouent-ils les uns contre les autres pour mettre leur projet en avant ? Ce jeu de dupes est-il toujours négatif, ou offre-t-il un espace d’émulation qui permettrait un progrès global des éditions des Œuvres complètes de Voltaire ? Reste la question de synthèse  : est-ce que l’édition de Beuchot, qui conclut cette décennie de publication effrénée, marque un pas décisif en vue d’un aboutissement scientifique de l’édition des œuvres de Voltaire ? C’est ce que sous-entend le fait qu’elle fasse encore autorité aujourd’hui, à travers sa réédition (augmentée pour la Correspondance) par Moland, et ce au moins jusqu’à la fin de la publication de la collection d’Oxford, prévue pour 2019. Mais ne peut-on pas y voir aussi le signe d’un épuisement de la matière d’une part, et d’une lassitude du public d’autre part ?