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Comme dans toute question de publication, la gestion des chiffres est fondamentale. Un livre n’est-il pas aussi édité pour le profit qu’il peut rapporter ? À bien des égards, c’est la question de la rétribution de l’auteur qui semble fonder son droit à la propriété sur son texte317. Mais cette liberté laisse l’éditeur à la merci des prix du marché exercés par les libraires-éditeurs. On se souvient que dans les Illusions perdues, lorsque Lucien cherche à vendre son manuscrit, il se trouve confronté à la difficulté de négocier un compromis qui lui fournirait suffisam-ment d’argent pour vivre, mais qui limiterait d’un autre côté la prise de risque de l’éditeur318. Or, comment cela se passe-t-il dans le cas

315. J.-Y.  Mollier, M.  Reid, J.-C.  Yon (dir.), Repenser la Restauration, Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 185-196.

316. Bengesco, t. IV, n° 2161-2168.

317. C’est notamment ce que suggère l’analyse de Kant, dans le chapitre « Qu’est-ce qu’un livre ? ». Métaphysique des mœurs, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, t. 3, p. 551-553.

318. « Non, je vous le dis, nous pourrons faire des affaires ensemble. Je vous achète votre roman… Le cœur de Lucien s’épanouit, il palpitait d’aise, il allait entrer dans le monde littéraire, il serait enfin imprimé. – Je vous l’achète quatre cents francs, dit Doguereau d’un ton mielleux et en regardant Lucien d’un air qui semblait annoncer un effort de générosité. – Le volume ? dit Lucien. – Le roman, dit Doguereau sans s’étonner de la surprise de Lucien. Mais il ajouta que ce sera comptant. Vous vous engagerez à m’en faire deux par an pendant six ans. Si le premier s’épuise en six mois, je vous payerai les suivants six cents francs. Ainsi, à deux par an, vous aurez cent francs par mois, vous aurez votre vie assurée, vous serez heureux. J’ai des auteurs que je ne paye que trois cents francs par roman. Je

des éditions des Œuvres de Voltaire publiées à titre posthume ? Le calcul de rentabilité semble beaucoup plus facile dans ce cas précis : d’une part, le libraire-imprimeur prend un risque minimum, dans la mesure où Voltaire reste un succès de librairie durant toute la décen-nie des années 1820. Ensuite, le projet mené par Beuchot s’intègre dans une collection, celle des « Classiques français » de Lefèvre. Pour peu que les autres parties de cette collection aient été couronnées de succès, le libraire Lefèvre sait pouvoir compter sur un nombre de souscripteurs désireux de compléter leur collection et d’avoir une bibliothèque homogène. Il peut également disposer, très vraisembla-blement, d’une assise financière qui le met à l’abri d’une catastrophe.

Enfin, la renommée de Beuchot comme la promesse d’une édition renouvelée paraissent autant de facteurs propres à assurer le succès de l’entreprise.

Le contrat règle, sans surprise, les questions financières liées à l’édition des Œuvres de Voltaire par Beuchot, même si elles y sont présentes de façon plutôt sommaire :

Les honoraires de M.  Beuchot pour son travail sur les Œuvres de Voltaire sont fixés à la somme de trois cent quarante francs pour chacun des volumes de la nouvelle édition, laquelle somme sera payée en argent par les sieurs… avant la mise en vente de chaque livraison de deux volumes. Il lui sera en outre donné six exemplaires brochés à l’ouvrage dont « deux » papier vélin cavalier, et quatre pap. ordinaire.

Dans le cas où pendant le cours de l’impression les Sieurs jugeraient convenable d’augmenter le nombre de tirages de cette édition, lequel est fixé par le présent traité à deux mille cinq cents exemplaires, plus les mains à passe, et cinquante les grands papiers vélin, il sera alloué à M. Beuchot une augmentation d’honoraires de 150 Fr. pour chacun des volumes à publier et pour lesquels on ne sera pas tenu à refaire la composition d’imprimerie319.

donne deux cents francs pour une traduction de l’anglais. Autrefois, ce prix eût été exorbitant. […] Lucien prit son manuscrit, le jeta par terre en s’écriant  : J’aime mieux le brûler, Monsieur ! » (Balzac, les Illusions perdues, Paris, Gallimard, coll.

Pléiade, 1977, p. 307-309).

319. [Contrat de Beuchot], msc. anon., [septembre  1828], BnF, n.a.fr.  25136, f° 141-142.

Beuchot va toucher une somme à première vue tout à fait intéressante pour son travail sur Voltaire  : 340  francs par volume, sur une édition qui prévoit d’en comprendre 70. Cela donne un total 23 800 francs, distribués en argent à chaque livraison de deux volumes, soit 680 francs chaque mois entre le 1er octobre 1828 et le 1er janvier  1834. Si l’on sait qu’à la même époque, Balzac négocie Le Dernier des chouans à 1 000 francs les 1 000 exemplaires320, ou que Constant Taillard, certes un peu plus tôt, en 1823, vend à Ladvocat une compilation intitulée Cours de littérature ancienne et moderne de Voltaire pour 1  200  francs321, on comprend une partie de l’intérêt de rééditer les auteurs dits « classiques ». Surtout, on comprend qu’il vaut mieux être un éditeur à la réputation établie si l’on s’intéresse aux écrits du patriarche sous la Restauration. En effet, à titre de com-paraison, Jean Clogenson ne toucherait que 150 francs par volume édité pour le travail qu’il mène sur la correspondance pour le compte de l’édition Delangle322.

Beuchot touche un salaire323 confortable, même s’il paraît conforme aux retombées économiques de son projet. Celui-ci s’ajoute à ses autres revenus. L’éditeur de Voltaire renvoie l’image d’un habile négociateur, lorsqu’il n’hésite notamment pas à opposer son point de vue à celui de ses libraires. Il fait valoir ses droits sur son travail, qu’il entend faire accepter en tant que tel. D’ailleurs – en ami altruiste ou en concurrent habile ? – il encourage son collègue à faire de même et engage Jean Clogenson à réclamer sa part des revenus gagnés par le libraire Delangle lors de la vente des droits de son projet éditorial

320. Roger Pierrot, « Quelques contrats d’édition de Balzac », Bulletin d’informa-tions de l’ABF, p. 19-20.

321. Bibliothèque de l’Institut de France, MS 7915, f° 100.

322. « Le marché passé entre moi et Clogenson était de 150.- pour chaque volume de notre édition y compris ses notes et les lettres ajoutées soit inédites soit puisées dans différents recueils. » Attention toutefois à ce chiffre, que nous n’avons trouvé mentionné que dans une lettre dans laquelle Delangle propose à Louis Dubois de remplacer Jean Clogenson. Il se peut qu’il négocie le salaire de son collabora-teur à la baisse. Delangle, l.a.s. à Louis Dubois, Paris, 24  décembre 1830, BnF, n.a.fr. 12948, f° 63.

323. Le terme se justifie en regard de ce qu’en dit notamment, Emmanuel Kant :

« Le Contrat salarial (locatio operae) c’est-à-dire la cession de l’usage de mes forces à un autre pour un prix déterminé (merces). Selon ce contrat, le travailleur est le serviteur appointé (mercennarius). » (Emmanuel Kant, « Qu’est-ce qu’un livre », art. cit., p. 546).

aux imprimeries des frères Baudouin  : « Vous qui êtes un de ses laboureurs, avez-vous eu au moins quelque chose de votre grain324 ? » Lui aussi « laboureur », pour le compte du libraire Lefèvre, Beuchot touche certes plus d’argent que Clogenson. Mais est-il vraiment mieux loti que son collègue ?

Le contrat annonce en effet un tirage de 2 500 exemplaires pour l’édition. On sait également que l’édition compte 70 volumes et que le libraire prévoit deux types de papiers (ordinaire et vélin cavalier).

Le chiffre qui nous manque, soit le prix de vente des volumes, se trouve dans le prospectus de vente : il en coûte 4,50 par volume, soit 315 francs pour toute l’édition en papier ordinaire. Le prix passe à 7  francs le volume, soit 490  francs la collection en papier vélin325. Les chiffres prennent tout de suite une autre proportion : les libraires et imprimeurs prévoient de se partager la somme de 812 000 francs, soit 787 500 pour la collection en papier ordinaire et 24 500 pour la version en papier vélin. Avec ses 23 800 francs, Beuchot reçoit donc à peine 3 % du chiffre d’affaires réalisé par l’entreprise éditoriale dans sa totalité. Sans compter que le contrat ne mentionne pas le nombre de

« très grands papiers vélins », que le prospectus annonce à 15 francs le volume, ou 1 050 francs pour le tout. Les six volumes offerts (quatre en papier ordinaire et deux en vélin) apparaissent plutôt comme des lots de consolation. Le salaire de Beuchot ne paraît guère plus enviable en cas de réédition, puisque celui-ci ne touche plus que 150 francs par volume, soit 10  500 pour la totalité de l’édition. Ce sont en outre les libraires qui se réservent le pouvoir de décider d’une réédi-tion. Celle-ci ne leur demandera d’ailleurs pas plus de travail qu’elle n’en demandera à Beuchot ; si pour ce dernier, le travail s’achève au moment de l’impression du volume, ceux-là n’ont ni recomposition ni relecture à effectuer, grâce au stéréotype. On peut donc aisément concevoir qu’ils ne lanceront pas une réédition à moins d’en dégager de nouveaux bénéfices. On comprend pourquoi tant d’imprimeurs se lancent dans le marché pourtant apparemment fortement saturé de l’édition des Œuvres complètes de Voltaire.

324. Beuchot, l.a.s. à Clogenson, 20  avril  1825, Oxford, Voltaire Foundation, MS 80. Il est évident que cette démarche a pour effet collatéral, recherché ou non, de semer le trouble dans une édition concurrente. Clogenson prend une part active à la configuration de l’édition Dalibon-Delangle (90 vol., 1824-1834).

325. « Papiers Beuchot », BnF, n.a.fr. 14300, f° 52v.

La répartition des bénéfices de l’entreprise éditoriale est-elle pour autant réellement défavorable à Beuchot ? Premièrement, la reconnais-sance dont bénéficie le travail de Beuchot, comme l’attitude pointil-leuse qu’il manifeste volontiers lorsqu’il s’agit de défendre ses droits, nous incite à penser qu’il publie à un prix qui lui est le plus favorable possible, mais qui permet tout de même au libraire de ne pas trop se risquer du point de vue financier. Ce n’est pas là une mince affaire, tant au moment de la parution du Voltaire de Beuchot, le marché du livre est déjà inondé par les éditions des Œuvres complètes de Voltaire.

Il en va de même pour la question des exemplaires supplémentaires.

Dans le cadre de ce contrat, ils apparaissent comme un bonus pour les deux parties, qui s’assurent en outre mutuellement de ne pas se trahir et vendre leur travail à un autre atelier, comme cela arrive dans d’autres cas :

Vous savez que MM. Baudouin frères ont acquis de M. Delangle moyennant 200 fr. par volume la permission de faire tirer sur les formes de son Voltaire un millier d’exemplaires sur carré fin ou tel autre papier.

MM. Baudouin ont été en marché pour permission d’un second mille des incidents nombreux sont survenus, scandale a été sur le point d’écla-ter. MM.  Baudouin n’ayant pas obtenu permission du second mille ont pris le parti de faire faire une nouvelle composition ou édition chez M. Rignoux. C’est ce qu’ils appellent leur deuxième édition. À mesure que M. Didot imprime une feuille de Voltaire-Delangle, il imprime la même feuille du Voltaire Baudouin première édition. On peut même considérer ces impressions comme simultanées. Il est même possible que le petit papier pour MM. Baudouin se tire ou s’imprime avant le grand papier pour M. Delangle.

Aussitôt l’impression d’une feuille elle est envoyée à ceux pour qui se fait le tirage. Aussitôt réception MM. Baudouin en remettent une chez M.  Rignoux pour servir de copie. Il ne doit pas y avoir grand intervalle entre l’achèvement des volumes chez Didot et chez Rignoux.

Il est naturel que ce dernier n’ait terminé qu’après le M. Didot. Mais si au lieu d’attendre que toutes leurs feuilles soient imprimées chez M. Didot, MM. Baudouin en prélèvent une pour l’envoyer sur le champ à M. Rignoux, le moindre accident ou retard arrivé chez M. Didot lui fait perdre sa petite avance, et la deuxième édition Baudouin paraît avant la première. C’est ce qui sera arrivé pour le 61e  volume dont

la réimpression faite chez Rignoux contient votre avant-propos et vos notes.

Est-ce avec ou sans autorisation de M. Delangle que vous êtes mis ainsi à contribution ? C’est ce que j’ignore et ce que je ne puis savoir326. L’équilibre financier est fragile, comme semble en témoigner le cas du libraire Delangle, obligé de vendre ses planches aux frères Baudouin, imprimeurs en série des Œuvres complètes de Voltaire, eux-mêmes poussés à lancer une deuxième impression, en parallèle à la première. On parle même de cinq éditions lancées par les frères Baudouin à la fin de la décennie 1820. Nous reviendrons sur la complexité de ces phénomènes qui mêlent joyeusement finances et principes éditoriaux. Pour l’instant relevons l’importance de la ques-tion financière, qui rappelle bien que depuis le xixe siècle, l’éditeur est avant tout un homme d’affaires. La réaction de Beuchot nous laisse dans un premier temps penser qu’il réprouve cette spéculation. Mais est-il sincère, ou entre-t-il lui aussi dans le jeu de la concurrence en tentant de monter Clogenson contre Delangle, et ruiner de ce fait une édition qui pourrait faire ombrage à la sienne ?

Deuxièmement, l’édition a de toute évidence un coût de pro-duction qu’il faut estimer avant de juger de son chiffre d’affaires. Si l’on en croit Robert Darnton, « les éditeurs du xviiie siècle pensent avant tout en termes de papier. Il le faut, car le prix du papier atteint souvent la moitié du coût de production d’un livre327 ». D’après le comte Daru, qui, sous la Restauration, propose une évaluation inté-ressante du prix de confection d’un ouvrage dans laquelle il tente de tenir compte de tous les paramètres, de la récolte de chiffons pour le papier à la reliure, il faut compter 2 francs et 10 centimes pour la confection d’un ouvrage in-8° en 1826328. Avec un prix de vente à 4 francs et 50 centimes, les libraires feraient une marge de 2 francs et 40  centimes. Sur cette somme, et considérant le tirage prévu à 2  500  exemplaires, Beuchot touche un peu moins de 15  centimes

326. Beuchot, l.a.s. à Clogenson, s. l., [1825], Oxford, Voltaire Foundation, MS 80.327. Robert Darnton, Gens de lettres. Gens du livre, trad. Marie-Alyx Revellat, Paris, Éditions Odile Jacob, 1992, p. 249.

328. Pierre Antoine Noël Bruno Daru, Notions statistiques sur la librairie pour servir à la discussion des lois sur la presse, Paris, Firmin Didot, 1827, p. 44.

par ouvrage imprimé. Cela paraît peu, mais il convient de relativiser ces chiffres. En effet, au premier tiers du xixe siècle, l’évolution des techniques d’impression, malgré des progrès notoires, ne permet pas encore de faire du livre un objet bon marché, et chaque édition repré-sente un investissement qui, mal maîtrisé, risque de mener l’éditeur à la faillite. Ensuite, il faut compter avec les remises offertes par le commerce de la librairie, qui sont fréquentes si l’on en croit la corres-pondance de Beuchot. En outre, sachant que « sur […] cent ouvrages, vingt seulement se vendent dans l’espace de 15 à 18 mois329 », il n’est pas à exclure que l’édition des Œuvres de Voltaire passe aussi, pour les éditeurs de la Restauration, pour un placement à risques réduits, destiné en partie à renflouer les caisses et éponger les pertes subies avec d’autres ouvrages.

Il va sans dire, dans ce contexte, que le revenu escompté reste hypothétique et lié à la bonne marche de l’édition, à la constance de Beuchot dans son travail, et à la fidélité des souscripteurs. Concernant la souscription, la position de Beuchot à la tête de la rédaction de la Bibliographie de la France ne doit pas être négligée. Il y a même en effet une forme de paradoxe dans cette situation contractuelle : alors que l’enjeu de tous leurs concurrents est de rendre le tirage moins cher ou plus rentable330, les libraires-imprimeurs de Beuchot prennent le risque d’augmenter leurs frais en payant chèrement un éditeur renommé. L’édition dispose en effet d’un service de presse gratuit331. Ceci nous pousse à déduire que si le montant alloué à Beuchot tel

329. David Bellos, « La conjoncture de la production », Henri-Jean Martin et Roger Chartier (éd.), Histoire de l’édition française, op. cit., p. 557.

330. En jouant notamment sur le format, la typographie ou la gestion des blancs (marges et interlignes), mais aussi en usant de la stéréotypie, qui permet de repro-duire une feuille entière sans avoir à la recomposer.

331. Robert Bied rappelle le rôle central de la publicité, surtout dans le cadre concurrentiel des souscriptions pour des éditions de classiques sous la Restauration :

« L’offre des éditeurs, en ce cas, répond à la demande de lecteurs de formation clas-sique, fidèles et exigeants. Pour faire souscrire ces derniers, après l’annonce onéreuse de l’ouvrage dans les bibliographies et les journaux, l’éditeur envoie des prospectus et attend, durant quelques semaines, les réponses des clients sollicités. Si ceux-ci sont assez nombreux au départ […] il tente la fabrication, à partir d’une étude de marché parfois simpliste. D’où les méventes et les faillites. C’est dire l’importance du service de presse et du réseau de relations personnelles que l’auteur est à même de mobiliser. » Robert Bied, « Le monde des auteurs », Henri-Jean Martin ; Roger Chartier (éd.), Histoire de l’édition, op. cit., p. 600.

que le prévoit le contrat reste conséquent, puisqu’il s’agit d’un salaire de près de 4  000  francs par année de travail sur six ans, et si cet investissement alourdit nécessairement la note de frais des libraires-imprimeurs, au contraire de ceux qui ne font que reprendre des pages déjà stéréotypées, le jeu doit pourtant en valoir la chandelle. Malgré le risque, ce salaire représente autant un témoignage de confiance qu’une reconnaissance de son expertise. Il souligne l’importance de Beuchot aux yeux de Lefèvre et des Lequien. Est-ce également un signe que l’édition de Beuchot est menée avec une idéologie éditoriale différente de celle de ses concurrents de la Restauration, privilégiant la qualité du travail éditorial à la rentabilité de l’édition ?