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Panckoucke : du libraire à l’éditeur

Comment rendre compte de l’activité éditoriale de Beuchot ? C’est là un des enjeux de ce travail, essentiel pour comprendre l’origi-nalité de son travail sur les Œuvres de Voltaire, tout comme leur excep-tionnelle longévité. Après avoir constaté que le terme « éditeur », qui semble à première vue évident, peut autant se référer à une approche typographique du métier, que pencher déjà vers l’élaboration du maté-riel textuel, nous allons tenter de comprendre l’origine de ce dépla-cement. Il est à ce titre tout à fait significatif que Jean-Yves Mollier, dans son Autre histoire de l’édition française, mentionne le nom de Charles-Joseph Panckoucke comme précurseur de l’éditeur moderne.

Il parle également de Panckoucke comme d’un « libraire d’Ancien Régime qui se transforme en éditeur263 ». L’ouvrage de Henri-Jean Martin et Roger Chartier mentionne également ce moment de flou, entre la Révolution de 1789 et celle de 1830. Ces premières décen-nies des années  1800 sont qualifiées, on l’a vu, d’« ancien régime typographique ». Pourtant, à bien des égards, le basculement vers un autre modèle éditorial est déjà en cours. C’est ce que note Suzanne Tucoo-Chala, lorsqu’elle présente le métier d’éditeur tel qu’entend l’exercer Panckoucke dès les années 1775 :

Ce métier difficile, Panckoucke le conçoit non plus exactement comme celui d’un artisan, ce qu’il a été jusqu’à présent, mais comme celui d’un homme d’affaires dirigeant seul sa maison de commerce. Il conçoit sa profession autrement que son père dont le travail se rédui-sait à faire imprimer des manuscrits ou à rééditer des livres et à les vendre. Il multiplie et spécialise les différents niveaux de ses activités.

Son travail matériel est toujours celui de libraire-imprimeur : achats de papier, d’encre, de caractères et de matériel d’impression ; direction de l’imprimerie et surveillance de celles qui travaillent pour son compte.

Il contrôle l’emmagasinage, les envois, les réceptions, le mouvement 263. Jean-Yves Mollier, Une autre histoire, op. cit., p. 112.

et les ventes de sa boutique, dirige son secrétariat, assure la corres-pondance […], rédige les prospectus publicitaires, établit ses comptes, fait les prévisions des budgets de ses éditions, choisit ses auteurs, les dirige, conçoit les programmes de journaux, d’une Encyclopédie, part en tournée pour placer sa production264 […].

C’est un cahier des charges titanesque que Panckoucke met en place. On voit bien, par l’exceptionnelle diversité des tâches décrites, que le métier d’éditeur est en pleine transformation : il conserve bien encore quelque chose du libraire-éditeur, notamment dans la gestion matérielle de l’imprimerie. Cette gestion se double néanmoins d’un travail de propagande qui est complètement nouveau. C’est dans cette direction que se tourne le travail de l’éditeur. Il s’agit toujours d’éditer

« des manuscrits ou de rééditer des livres ». Mais il faut désormais, en plus, savoir les vendre. Ce changement s’accompagne progressivement de plusieurs autres bouleversements : l’accroissement du public rend désuètes les techniques d’impression usuelles ; entre autres innovations techniques, la stéréotypie, ce procédé fait de planches déjà moulées, vient accélérer le travail mécanique, en particulier sur les rééditions.

L’édition peut désormais se tourner vers d’autres tâches : « au début du xixe siècle, chez certains le travail d’édition prend le pas sur les autres, ce que traduisent bien la valeur du fonds très supérieure à celle de l’assortiment, le temps passé en négociations avec les auteurs ou les associés ou l’affirmation de spécialisations qui promettent succès et fortune265 ». Enfin, l’époque révolutionnaire modifie également le rapport à l’écrit. La presse périodique et les écrits pamphlétaires centralisent les forces éditoriales, et attachent à la chose imprimée une notion d’opinion prête à influencer un public élargi. Panckoucke lui-même présente ce tournant, qui se concrétise au moment de la Révolution :

Il est peut-être remarquable que, depuis la Révolution, on ait publié 26  volumes et demi de Discours ; 2  volumes de planches

264. Suzanne Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke & la librairie française : 1736-1798, Pau, Marrimpouey Jeune ; Paris, Jean Touzot, 1977, p. 172-173.

265. Henri-Jean Martin, Roger Chartier, Histoire de l’édition française, op. cit., p. 720.

d’Arts & métiers mécaniques, & cinq livraisons de planches d’histoire naturelle. […] Combien n’en eût-on pas publié dans des moments de calme & de tranquillité ? Il faut faire attention au nombre d’auteurs qui ont été détournés de leurs travaux par des fonctions publiques.

Toutes les imprimeries ne furent bientôt plus occupées que de bro-chures, pamphlets, et surtout journaux de toute espèce, dont le nombre, dans la seule capitale, se monte à plus de cent. J’ai vu le moment où L’Encyclopédie allait être abandonnée266.

Si dès les années 1770 Panckoucke manifeste toutes les qualités propres à l’éditeur moderne, celui que décrit le sens de publisher, il faut attendre la Révolution pour voir se concrétiser une évolution, en grande partie liée à la redéfinition du mot « presse », qui délaisse peu à peu le livre, objet d’une culture longue à acquérir au profit des jour-naux, plus proches de l’événement. Panckoucke s’est même appuyé sur ce médium pour favoriser la vente des livres qu’il a produits, notamment ce gouffre financier qu’est l’Encyclopédie méthodique267. Ayant compris le lien entre le journal et la formation de l’opinion publique d’une part, et l’importance économique de cette forme de presse d’autre part, Panckoucke a-t-il aussi conscience de ne pas avoir des finances assez solides pour venir à bout de ses grands projets litté-raires268 ? Mesure-t-il les risques que font peser sur ce projet l’idéologie dominante et les fanatiques, pour parler en termes voltairiens269 ? Il finit par se détourner de Voltaire et de ses activités d’éditeur pour se consacrer à la consolidation de son empire journalistique.

Retenons deux choses de cette évocation du parcours de Panckoucke. Elles ne se laissent pas facilement appréhender conjoin-tement, mais sont essentielles pour comprendre ce qui le rapproche

266. Lettre de M. Panckoucke à Messieurs les souscripteurs de l’Encyclopédie, par ordre de matières, Paris, Chez Panckoucke, Imprimeur-Libraire, 1791, n. 1, p. 1.

267. Suzanne Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke & la librairie française, op. cit., p. 460.

268. Voir à ce sujet l’article d’Andrew Brown et André Magnan, « Aux origines de l’édition de Kehl. Le Plan Decroix-Panckoucke de 1777 », Cahiers Voltaire, 4, 2005, p. 83-124. Ici, p. 88 : « Panckoucke renonça à piloter l’opération quelques mois plus tard (février 1779), au motif du plus grand affairiste du moment, plus solide que lui et mieux introduit en cour : M. Caron de Beaumarchais […] ».

269. Voir à ce propos l’article de François Bessire, « Beaumarchais éditeur de Voltaire », RHLF, 100e année, n° 4, juillet-août 2000, p. 1127.

de celui de Beuchot  : premièrement, le rapport entre l’écrit et les événements politiques est une des conditions de la réussite d’une entreprise éditoriale – phénomène dont les éditions de Voltaire sous la Restauration seront une autre manifestation. Deuxièmement, en dehors, ou parallèlement à ces phénomènes de mode, la recherche de nouveaux publics, qui sont autant de nouveaux souscripteurs, passe aussi par le renouvellement de la forme d’une édition. D’ailleurs l’Encyclopédie méthodique témoigne de ce souci de mettre différem-ment en forme un contenu déjà existant. Cette préoccupation dépasse les seules considérations typographiques. Elles touchent avant tout à l’agencement original de la matière. Ce souci ressort également du Plan de la nouvelle édition de ses Œuvres, que Voltaire, qui la com-prend comme « celle devant faire tomber toutes les autres270 », valide.

Ce geste évoque bien le travail de Beuchot sur le classement de la Correspondance et des Mélanges de son édition des Œuvres de Voltaire.

Beuchot est quant à lui essentiellement actif comme éditeur sous la Restauration. Il triomphe même au moment de la monarchie de Juillet271. Mais conserve-t-il quelque chose du libraire d’Ancien Régime qu’était Panckoucke ? Est-il, au moins en partie, un éditeur de Voltaire au sens du modèle entrepreneurial incarné par Ladvocat ? Du point de vue matériel, certainement pas. En revanche, le souci accordé à la forme de l’édition le rapproche, au moins en partie, de Panckoucke. Mais qu’en est-il de la dimension idéologique de l’en-treprise, que l’on sait omniprésente chez ce dernier déjà272, et plus encore chez Beaumarchais, Condorcet et les éditeurs de Kehl ?

270. Voltaire à Panckoucke, 19 octobre 1777, D20844.

271. Christophe Paillard, « Que signifie “être voltairien”… », art. cit., p. 140. « On le dépeint fréquemment comme un “éditeur de la Restauration”, mais du fait que l’essentiel des volumes de son édition parut après 1830 et en raison des puissants appuis dont il jouissait dans la France de Louis-Philippe, on aura meilleur jeu de le qualifier d’éditeur de la monarchie de Juillet. » Ce qui semble difficilement conciliable avec son activité éditoriale, quasiment nulle, sous la monarchie de Louis-Philippe d’une part, et d’autre part avec la patience qu’il met, près de trente ans dès 1800, dans l’édition de « son » Voltaire.

272. Voir par exemple Suzanne Tucoo-Chala, op. cit., p.  130  : « Panckoucke a donc bien besoin de la pensée d’autrui qu’il considère comme un bien culturel, un trésor qu’il est chargé de diffuser aussi largement que possible un nom de l’utilité publique et du bien de l’Humanité. Les Lumières ne sont pas réservées à l’élite qui les élabore, elles doivent, géographiquement et socialement, pénétrer dans des

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