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Question des droits des auteurs

Signer un texte, c’est donc bien un geste d’appropriation. La question de l’originalité et de l’individualisation ne saurait être traitée sans évoquer la question centrale des droits des auteurs. À bien des égards, elle l’inaugure même, puisque c’est bien la reconnaissance d’une mise en forme originale, individuelle et transmissible qui fonde la notion de droits d’auteur. Encore faut-il distinguer deux choses : signer un texte, est-ce dire qu’il est à moi, ou de moi ? C’est la dis-tinction qu’opère Kant dans son chapitre « Qu’est-ce qu’un livre348 ? ».

La rétribution peut concerner l’objet, le livre, que l’on achète, auquel cas elle relève de la question des droits d’auteur. Rétribution du tra-vail de production d’un objet, le droit d’auteur doit également com-prendre l’imprimeur, le libraire ou l’éditeur. Roger Chartier souligne bien la duplicité du phénomène : pour qu’un auteur puisse exister, il doit être imprimé349. En outre, la question des droits d’auteur

347. Renouard, brouillon de lettre à Beuchot, 24  novembre  1819, BnF, n.a.fr. 25146, f° 54.

348. Kant, « Qu’est-ce qu’un livre ? », Métaphysique des mœurs, op. cit.

349. « Si le corps du livre est le résultat du travail des pressiers, son “âme” n’est pas façonnée seulement par l’auteur, mais elle reçoit sa forme de tous ceux, maître imprimeur, compositeurs et correcteurs, qui prennent soin de la ponctuation, de

ne saurait être dissociée de la question de la censure  : le droit de rétribution recoupe un devoir de responsabilité juridique. Mais cette question peut aussi se rapporter à une expression particulière d’une idée, laquelle appartient à tout le monde en général mais à l’auteur seul sous cette forme. Intervient la notion de droits des auteurs350. Concernent-ils l’objet, le livre dans lequel se met en forme une idée ? Ou l’idée même, indépendamment de la façon dont elle s’incarne ? Les deux dimensions sont-elles dissociables ? C’est surtout, comme le note Alain Viala, pendant la période qui marque la naissance de l’écrivain et l’autonomisation d’un champ qui lui est propre qu’appa-raît la question des droits et devoirs de l’auteur. Ceux-ci traduisent un rapport entre l’homme et l’œuvre qui devient de plus en plus étroit :

Si les traits de quelques auteurs sont connus dès la fin du Moyen Âge, si la presse non politique bruit dès sa naissance au xviie  siècle d’indiscrétions plus ou moins voilées concernant les auteurs, si même l’entrée de ces derniers dans les débats publics hors de la sphère qui est la leur a popularisé les noms et les images de quelques-uns, c’est le xixe siècle qui marque le tournant décisif dans la médiatisation de l’auteur. Il semble désormais légitime de chercher à connaître la per-sonne derrière l’œuvre351.

Le droit d’auteur n’existe pas sous l’Ancien Régime. L’auteur n’est pas le propriétaire de son œuvre, qui appartient en réalité à celui qui l’imprime, soit le libraire ou l’éditeur. C’est même ce dernier qui se voit soit protégé par un privilège du roi, soit menacé par la censure. À témoin, par exemple, le traitement subi par le libraire Jore de Rouen, au moment de la publication des Lettres philosophiques de Voltaire352. De façon surprenante, l’un des plus importants écrits de l’époque sur

l’orthographe et de la mise en page » (Roger Chartier, « Qu’est-ce qu’un livre ? Métaphores anciennes, concepts des Lumières et réalités numériques », Le Français aujourd’hui, 3/2012 (n° 178), p. 14-15).

350. Pour la distinction entre les droits d’auteur et le droit des auteurs, voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 86.

351. Isabelle Diu et Élisabeth Parinet, Histoire des auteurs, op. cit., p. 426.

352. Voir par exemple le récit qu’en donne François Jacob, Voltaire, [Paris], Gallimard, 2015, p. 118 : « […] le libraire Jore, qui a décidé de diffuser les exem-plaires qu’il conservait, en lieu sûr, des Lettres philosophiques. Mal lui en prend.

On le conduit en un lieu plus sûr encore : la Bastille ».

le sujet, la Lettre sur le commerce des livres de Diderot, datant de 1761, s’il défend la liberté absolue de publier, ne va pourtant pas jusqu’à pro-poser quelque chose comme une reconnaissance d’un droit d’auteur, pour la simple raison qu’un livre est plus qu’un objet : « Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent mener par des maximes générales, c’est d’appliquer les principes d’une manufacture d’étoffe à l’édition d’un livre353 », précise-t-il en effet. La nécessité de laisser circuler des idées qui, en tant que telles, appartiennent à tous s’oppose à l’idée d’une rémunération d’un auteur pour un ouvrage en particulier. Quoi qu’il en soit des positions de Diderot, les rédacteurs de L’Encyclopédie ne manquent pas de souligner la nécessité d’une loi plus juste envers les auteurs :

Au reste, quelque solidement que soit établi par ces principes le droit du libraire sur un ouvrage littéraire qu’il tient de l’auteur, il est cependant vrai que quoique celui-ci n’ait plus de propriété, il conserve néanmoins, tant qu’il vit, une sorte de droit d’inspection & de paternité sur son ouvrage ; qu’il doit pour sa gloire avoir la liberté, lorsqu’on le réimprime, d’y faire les corrections ou augmentations qu’il juge nécessaires à sa perfection. Cela est juste & raisonnable, & le libraire ne doit pas s’y refuser354.

À l’origine de la création de la société des auteurs en 1777, prévue pour promouvoir les droits des écrivains de théâtre face à la Comédie-Française, Beaumarchais doit évidemment être considéré comme le grand précurseur en matière de combat pour la reconnaissance des droits des auteurs355. Mais c’est la Révolution qui va fixer la notion et bouleverser de façon radicale le rapport à la chose écrite : « le 4 août 1789, tous les pri-vilèges furent supprimés. Le moment était venu de la reconnaissance des droits d’auteur, non comme concession, mais comme résultant de l’ordre

353. Diderot, op. cit., p. 521.

354. Encyclopédie, article « Droit de copie », t. V, p. 146-147.

355. « C’est l’aboutissement du combat entamé par Beaumarchais en 1777. Partie d’une fronde des auteurs dramatiques contre les comédiens français et leur com-portement peu respectueux des auteurs et de leurs intérêts, son offensive a fait émerger quelques revendications de fond : le droit au respect de l’œuvre, et surtout le droit à une juste rémunération » (Isabelle Diu et Élisabeth Parinet, Histoire des auteurs, op. cit., p. 328).

naturel, procédant naturellement de la création intellectuelle356 ». En ce qui concerne les lois régissant la propriété intellectuelle, il faut même attendre 1791 et la Déclaration des droits de l’homme, laquelle admet enfin que la propriété intellectuelle est un droit inaliénable. Pourtant le contexte n’est pas favorable : n’est-on pas à cette époque d’égalitarisme républicain, généralement défiant envers toute forme d’autorité ? Ces droits, doublés par la « Loi du 19  juillet  1791 relative à la propriété littéraire et artistique », posent pourtant les bases de la législation que nous connaissons aujourd’hui. Ils reconnaissent en outre une rétribu-tion des droits d’auteur post mortem de cinq ans, à la suite desquels une œuvre tombe dans l’espace public357. Une loi de la Convention du 19 juillet 1793 affirme que l’auteur est propriétaire de son œuvre :

« les auteurs d’écrits en tout genre, compositeurs de musique, peintres et dessinateurs, […] jouiront durant leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages sur le territoire de la République et d’en céder la propriété en tout ou en partie358 ». En outre, les droits post mortem s’étendent à une durée de dix ans. Cette durée sera portée à vingt ans par le décret impérial du 5 février 1810.359 Celui-ci réintroduit le principe selon lequel un auteur peut aussi céder son droit d’exploitation. Dans ce cas, l’éditeur devient de fait propriétaire du manuscrit. Ce dernier peut également bénéficier des droits d’auteur sur des écrits inédits, et qui sont donc uniquement publiés à titre posthume.

La loi du 1er germinal an XIII (22 mars 1805) règle cette question en imposant la condition d’une édition séparée des inédits360. Mais il ne faut

356. Cours de M. Antoine Compagnon : « Neuvième leçon : La propriété intellec-tuelle », www.fabula.org/compagnon/auteur9.php [consulté le 22 décembre 2016].

357. Loi du 19 juillet 1791, art. 2 : « Conformément aux dispositions des art. 3 et 4 du décret du 13  janvier dernier, concernant les spectacles, les ouvrages des auteurs vivants, même ceux qui étaient représentés avant cette époque, soit qu’ils fussent ou non gravés ou imprimés, ne pourront être représentés sur aucun théâtre public, dans toute l’étendue du royaume, sans le consentement formel et par écrit des auteurs, ou sans celui de leurs héritiers ou cessionnaires pour les ouvrages des auteurs morts depuis moins de cinq ans, sous peine de confiscation du produit total des représentations au profit de l’auteur ou de ses héritiers ou cessionnaires. » 358. Loi du 19  juillet  1793  : Archives parlementaires 1787-1860, Paris, Kraus Reprint, 1906, vol. 69, p. 187.

359. On trouve une impression de ce décret dans l’ouvrage d’Henri Welschinger, La Censure, op. cit., p. 279-286.

360. « Décret concernant les droits des propriétaires d’ouvrages posthumes, 1er  ger-minal an  XIII (22  mars  1805) », Supplément au code civil, Paris, Firmin Didot, 1821, Première partie, p. 259.

pas s’y tromper : derrière sa volonté affichée de réorganiser les métiers du livre, le décret de Napoléon vise surtout la possibilité de désigner un responsable légal pour chaque production littéraire, lequel sert in fine à la réintroduction d’un système de censure centralisé pour contrôler les journaux et les livres publiés361. Les lois concernant les droits des auteurs ne subiront étrangement aucune modification significative avant leur révision fondamentale de 1881.

Revenons à Beuchot. Sa biographie a déjà permis de révéler un homme enclin à la chicane juridique. Son rapport au geste éditorial témoigne d’un homme dont les prétentions débordent en partie sur celles des auteurs, au moins en termes de reconnaissance de l’origina-lité et de l’individual’origina-lité du travail effectué. Ses archives contiennent en outre plusieurs exemples qui confirment cette ambition, en lien avec la notion de droits d’auteur. Le cas le plus emblématique se trouve dans le conflit qui l’oppose à Furne, libraire-imprimeur qui commence une réédition du travail de Beuchot en 1835. Mal en a pris à l’opportuniste concurrent, puisqu’il est attaqué non seulement en justice, mais aussi par voie de presse par Beuchot. Ce dernier fait étalage de toute sa ténacité en cette occasion. Furne n’arrivera d’ailleurs jamais au bout de son entreprise362. Beuchot s’attaque au prospectus, n’attend pas plus longtemps que la première livraison pour relever tous les emprunts faits à son édition, collationne chacun d’eux pour en faire part à la justice. Derrière cet acharnement se cache bien l’idée que Beuchot défend ses droits d’auteur en attaquant en contrefaçon un libraire-éditeur qui a reproduit ses notes, sans son consentement et sans le dédommager :

Pendant dix-sept ans je me suis occupé de travaux littéraires sur Voltaire. Pendant les sept dernières années, j’y étais livré dix et plus souvent quatorze heures par jour. Quelquefois même j’allais au-delà, sans prendre relâche ni fêtes ni dimanche. Bon ou mauvais, le résultat de ce travail immense est ma chose, et doit m’appartenir363.

361. Édouard Romberg, Études sur la propriété artistique et littéraire, Bruxelles, P. Weissenbruch ; Paris, Guillaumin, 1892, notamment p. 38 et 170-171.

362. Bengesco, t. IV, n° 2172.

363. Exposé pour A.-J.-Q. Beuchot, plaignant en contrefaçon et partie civile, contre M. Furne, libraire à Paris, prononcé devant la 6e chambre du tribunal civil de la Seine, le 20 juin 1835, Paris, Pillet aîné, p. 4.

Si l’on croit la réponse de l’avocat de Furne, cette assimilation de Beuchot au rôle d’auteur des annotations des Œuvres de Voltaire qu’il a éditées ne va pas de soi. Contrairement à ce que nous dit Beuchot, le temps passé à travailler sur une édition ne saurait être retenu comme critère d’exclusivité en matière de droits d’auteur. Le procès montre toute la difficulté de considérer juridiquement Beuchot comme un auteur, ou de le situer tout court, à cette époque, dans le circuit du livre. C’est sur ce point en effet que se concentrent les arguments de Lafargue, avocat de la partie adverse :

Il plaira au tribunal ; attendu que la plainte en contrefaçon portée par M. Beuchot contre M. Furne est dénuée de tout fondement, soit que l’on considère :

1. – La nature des annotations empruntées à M. Beuchot.

2. – Soit que l’on considère aussi l’importance des emprunts et le prétendu dommage causé au plaignant.

3. –  Attendu qu’il résulte de la combinaison des articles  1er et 7 de la loi du 19 juillet 1793 ; que la loi ne reconnaît la propriété littéraire des écrits en tout genre, qu’à l’égard de ceux de ces écrits qui peuvent être considérés comme production de l’esprit ou du génie. […]

6. –  Attendu qu’un tel genre de production ne constitue qu’un travail d’éditeur, et une œuvre essentiellement accessoire à l’œuvre principale364.

Tels sont, entre autres, les principaux points à partir desquels l’avocat de Furne tente de justifier les emprunts faits par son client aux œuvres éditées par Beuchot. On remarque que ces derniers visent tous, d’une manière ou d’une autre, à minimiser la dimension aucto-riale de l’apport de Beuchot sur les Œuvres de Voltaire. Il est d’ailleurs lui-même, dans le rapport, qualifié d’« annotateur365 ». Beuchot a très bien compris le sens des attaques, et il axe l’essentiel de sa défense sur l’importance des emprunts, soulignant l’originalité d’un travail qui n’est pas celui d’un simple compilateur :

364. [Lafargue], msc. Conclusions motivées pour M. Furne, 1835, BnF, n.a.fr. 25146, f° 139-141.

365. Ibid.

Si relativement à mon immense travail, peu ; est beaucoup rela-tivement à l’édition, puisque je suis pour les cinq sixième dans les 60 premières pages comme je l’ai fait voir ; et le reste est à peu près.

3. – Ne reconnaît la propriété qu’à l’égard de ceux… C’est vouloir faire une exception qui n’est pas dans la loi ; dont la rédaction, dit M. Merlin, exclut toute idée d’exception.

4. – Copiste de l’ouvrage d’autrui… Il n’y a point de plagiat dans mon affaire, mon travail est mien. L’accusation est déplacée et inexacte en tout point. C’est contredire par les paroles ce qu’on a reconnu en fait lorsqu’on a reproduit mes notes avec ma signature […].

7. – […] Puisqu’il s’agit de Molière on peut à M. Furne rappeler le mot : vous êtes orfèvre M. Josse ; car M. F. est devenu propriétaire du travail de Auger. C’est au reste reconnaître le droit général de la propriété des notes. La loi comme je l’ai dit les protège toutes et ne distingue pas leur nature. […]

9. –  Reconnaître à un annotateur la propriété des notes serait en quelque sorte établir un monopole… Non cela n’ôte à personne le droit de faire son travail sur le même sujet. La concurrence entretiendra l’émulation. Le public donnera la préférence à qui aura fait le mieux.

Ne pas reconnaître le droit, c’est décourager, atténuer les travaux de ce genre qui sont utiles quelquefois. Les miens l’ont été. M. Furne en a jugé ainsi en s’en emparant366.

L’enjeu pour Beuchot est triple  : il s’agit d’abord d’empêcher de voir son travail tronqué, ou partiellement effacé par la copie de Furne. Il s’agit en outre de conserver la possibilité de reprendre son édition au cas où des matériaux nouveaux viendraient à sa connais-sance. Il s’agit enfin de s’assurer de la bonne vente de son entreprise, et de garder la main en cas de réédition décidée par son libraire Lefèvre.

Le tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi, fai-sant droit : attendu que la loi du 19 juillet 1793 garantit aux auteurs d’écrits en tous genres un droit exclusif de propriété sur les ouvrages qu’ils composent ; que si elle énonce particulièrement les fruits du génie, elle énonce expressément aussi les productions de l’esprit. […]

366. Beuchot, msc. autographe, 1835, BnF, n.a.fr. 25146, f° 100-101.

Attendu que les notes de Beuchot, loin d’être la simple copie de plu-sieurs ouvrages, ont été, pour la plupart, le produit de conception propre à l’auteur, et forment une œuvre importante par leur étendue et le caractère de leur composition ; que dès lors Beuchot a droit de réclamer la propriété exclusive desdites notes […]. Le tribunal donne acte à Beuchot des offres faites par Furne ; renvoie Furne des fins de la plainte, et condamne Beuchot aux dépens de liquidés à sept francs vingt centimes367.

La condamnation finale aux frais judiciaires ne doit pas masquer l’essentiel. Beuchot est parvenu à faire retirer son nom et ses notes de l’édition de Furne en vertu d’une reconnaissance de son statut d’auteur. Cette reconnaissance légale, en vertu de la loi de 1793, des droits d’auteur de Beuchot sur le travail de son édition contribue à faire de Beuchot un éditeur incontournable des Œuvres de Voltaire.

Ce dernier a pourtant beau jeu de rappeler le principe de concurrence à son opposant : quel éditeur pourrait, en effet, se permettre de se lancer dans une entreprise aussi titanesque que la sienne – il a col-lecté pendant près de trente ans les matériaux de son édition – tout en sachant que l’essentiel de ces documents resteront entre les mains de son principal concurrent. Sans compter que ce dernier est prêt à saisir la justice, laquelle l’a d’ailleurs confirmé dans son bon droit ? On pourrait même aller jusqu’à se demander si ce n’est pas en partie à ce jugement, lequel reconnaît à Beuchot des droits d’auteur de son vivant, mais également vingt ans après sa mort, tout en condamnant un éditeur d’une entreprise concurrente, que l’on doit la longévité de l’édition de Beuchot ?