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Individualisation de l’écriture

Nous avons déjà évoqué l’étude d’Alain Viala, qui présente l’au-tonomisation progressive d’un champ spécifique dévolu à la littéra-ture, au sein duquel la notion d’auteur peut exister comme catégorie indépendante. Cette autonomisation qui trouve son origine au cours du xviie se concrétise de façon plus substantielle au xixe  siècle, à l’époque romantique. Ces questions-là nous sont bien connues par les travaux de Bénichou, ou ceux de Jean-Claude Bonnet, notamment.

Ce qui est nouveau ici, c’est de chercher à y rapporter le travail édi-torial de Beuchot. Ne parvient-il pas, en effet, lui aussi, en partie du moins, à vivre de sa plume ? Dans quelle mesure ce statut d’homme de lettres conditionne-t-il ensuite la préparation et la postérité de son édition de Voltaire ? Nous avons également mentionné le fait que Beuchot peut, si l’on accepte le grand écart temporel que cela impose, être rapporté à la catégorie des « amateurs éclairés » décrite par Viala. Cette dénomination caractérisait, en effet, bien la position de Beuchot : à la fois parfaitement intégré au monde de la librairie officielle par son emploi de rédacteur de la Bibliographie de la France, il manifeste en même temps une volonté parfois farouche de se faire reconnaître pour l’originalité de son travail sur Voltaire tout en se montrant rétif à une assimilation complète au monde des auteurs, ou même des savants. Bien plus, son refus d’un statut officiel surprend.

Il semble surtout que Beuchot cherche à se ménager une place qui se situe, un peu paradoxalement, entre anonymat et reconnaissance par ses pairs. C’est du moins ce dont il témoigne à son ami Cayrol lorsque ce dernier parvient à le faire élire membre d’honneur de l’académie d’Amiens :

Je m’empresse de vous annoncer, mon cher ami, que sur ma pro-position, le savant éditeur de Voltaire a été nommé tout d’une voix associé correspondant de l’Académie d’Amiens, l’Académie qui cherche à sortir de l’état de nullité dans lequel on l’avait laissé tomber et à ranimer le corps auquel Gresset a donné tant de vie voudrait pouvoir grouper autour d’elle comme par le passé toute la notabilité littéraire de l’époque, et votre nom, mon cher ami, s’est trouvé l’un des pre-miers sur sa liste : cette nomination du reste ne vous engage qu’a une lettre polie de remerciements quand vous aurez reçu le diplôme que le secrétaire perpétuel doit vous adresser342.

Trois points ressortent de cette lettre : d’abord Beuchot est bel et bien reconnu comme un éditeur, « savant » qui plus est, de Voltaire ; ensuite il bénéficie d’une reconnaissance du milieu lettré pour son travail, et ce au-delà du cadre parisien qu’il fréquente, puisqu’il est considéré à Amiens également comme une « notabilité littéraire » ; enfin, relevons l’emploi du terme « littéraire », dont on a déjà évoqué le lien avec la notion d’homme de lettres, mais qui confirme notre questionnement sur la nature du travail de Beuchot. C’est sur ces deux derniers points que la réaction de Beuchot est la plus frappante : malgré la dimension explicitement honorifique de cette distinction, et malgré le fait que l’académie d’Amiens ne semble pas mal connotée à l’époque343, Beuchot se montre en effet réticent à accepter sa nomination :

Cela supposé je vais vous parler à cœur ouvert. Il y a plus de trente ans que je m’étais promis pour avoir le moins de chaînes possible de n’être jamais d’aucune académie. Je me suis tenu parole et ne m’en repens pas. Je regardais comme un moyen infaillible de ne point faire de demande [texte corrompu] avec vous c’est toute autre chose. Si vous m’avez fait nommer il faut bien que j’accepte. Aussi n’ai-je pas hésité à le faire. Je me suis exécuté de bonne grâce. Vous ne vous êtes certes pas douté de la contrariété que j’éprouvais de ma nomination. Mais le parti était pris. Je ne pouvais répondre par un refus à une chose honorable. J’aurais mieux aimé, j’aimerais mieux que cela n’eut pas

342. Cayrol, l.a.s. à Beuchot, 17 décembre [1832], BnF, n.a.fr. 5199, f° 173.

343. Bruno Poucet, « Les successions rectorales dans l’académie d’Amiens depuis 1808 », Carrefours de l’éducation, 2/2008 (n° 26), p. 25-40.

eu lieu. Mais si cela est fait je ne témoignerai pas de regret, je n’en aurai point. Je suis tout prêt à témoigner ma reconnaissance d’un fait survenu par excès de zèle et d’amitié de votre part, et je l’exprimerai en termes non équivoques dès que j’aurai connaissance officielle du fait. Mais est-ce fait344 ?

« Il faut bien que j’accepte », « avoir le moins de chaînes pos-sible », cette nomination passe pour un fardeau qui tombe sur la tête de ce pauvre Beuchot ! Sa réponse quelque peu acrobatique ne trompe pas, ni le soin dont il s’arme pour repousser le délai de sa confirmation. Comment interpréter cette réticence de Beuchot autre-ment que comme une volonté de rester indépendant ? Cet arguautre-ment évoque-t-il au loin le second point mis en avant par Viala par rapport à l’autonomisation d’un champ social propre à l’écrivain, à savoir l’émergence du « clientélisme » à la place du « mécénat », selon la terminologie de l’auteur ? Qui paie en définitive un auteur pour son texte ? La différence, bien qu’elle ne se pose pas dans les mêmes termes au xviie siècle que sous la Restauration, est fondamentale. Le clientélisme consiste en un échange de bons procédés : un homme met sa plume au service d’un autre, qui le paie ou le protège en guise de récompense. Quant au second, le mécénat, il reconnaît à l’écrivain un statut d’auteur, puisqu’il le paie pour une production libre, avec l’idée que « l’art est premier345 ». Artiste ou non, Beuchot semble ici témoigner de sa volonté de rester hors de ce que Cayrol présente comme un champ littéraire officiel.

Pour comprendre la position de Beuchot par rapport à cette nomination, une piste serait peut-être de situer l’éditeur par rapport à l’un des enjeux de l’autonomisation du champ de l’auteur, qui est à chercher dans la désignation d’une responsabilité juridique des textes. Sachant que l’époque de la Restauration se caractérise par une multitude de lois, d’ordonnances et de controverses à ce sujet, et que Beuchot a fait partie de l’administration du livre dès l’Empire, cette question paraît pertinente. Que nous dit la position de Beuchot par rapport à la question des droits d’auteur ? S’appliquent-ils à notre éditeur ? Pour l’instant, contentons-nous de relever que le refus de

344. Beuchot, l.a.s. à Cayrol, 13 mars [1833], IMV, MS 34-85bis.

345. Alain Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 54.

Beuchot suggère autant un désir de liberté de la part de notre éditeur qu’une évolution encore en cours des pratiques d’écriture. L’évolution de la demande, l’augmentation du nombre de livres vendus, et l’appa-rition de publics nouveaux font se déplacer le statut de l’écrivain jusque vers l’homme de lettres qu’est Beuchot. Cette position trouve une double confirmation dans les deux aspects propres à l’auteur et que l’on retrouve, outre son contrat, de façon inédite chez Beuchot : la signature des œuvres et le fait de réclamer des droits d’auteur.