• Keine Ergebnisse gefunden

Les immigrés dans la hiérarchie socioprofessionnelle

6 Les descendants des immigrés au cœur des mutations economiques et sociales

6.1 Les évolutions économiques : toile de fond du devenir des descendants des immigrés

6.1.2 Les immigrés dans la hiérarchie socioprofessionnelle

Les mutations sectorielles du marché du travail ont entraîné un déclin de la présence des immigrés dans les branches industrielles traditionnelles, accompagné en France d’un fort ancrage des immigrés dans les catégories des employés non qualifiés (tableau ci-dessous). Les natifs sont dans les deux pays deux fois plus souvent des employés qualifiés que les immigrés. En France en revanche, on retrouve plus souvent les immigrés dans la catégorie des employés non qualifiés, ce qui n’est pas le cas en Allemagne. Ici, parmi les emplois non qualifiés, c’est dans les catégories ouvrières que 45 % des immigrés se concentrent, contre 13 % seulement des natifs.

Ces chiffres témoignent d’une part d’une segmentation du marché du travail particulièrement forte en Allemagne, et d’autre part d’une distribution différente des structures de qualification dans les deux pays. Ils confirment également les résultats qui ont été donnés auparavant sur la concentration des populations immigrées dans l’industrie en Allemagne et sur la transition des immigrés en France vers les emplois du tertiaire ou vers les activités industrielles en voie d’externalisation comme par exemple les emplois de maintenance ou d’entretien.2

1 Cette succession intergénérationnelle ne doit pas être attribuée seulement à la concentration des parents dans l’industrie mais aussi, comme cela va être montré, à la valorisation de la culture industrielle et des formations menant à des professions au sein de l’industrie.

2 Centre d’analyse stratégique, Besoin de main d’œuvre et politique migratoire, Rapport 2006.

Tableau 4 Répartition des structures de qualification des emplois parmi les immigrés et les

Source : pour la France, Centre d’Analyse Stratégique 2006 (exploitation de l’enquête Emploi 2003), et pour l’Allemagne SOEP 2002 (données pondérées).

Le marché du travail est aujourd’hui caractérisé par une forte hétérogénéité de l’emploi. Le contexte économique dans lequel grandissent les descendants des immigrés se caractérise également par l’apparition d’emplois précaires. Selon Castel1, la crise de la société salariale est l’expression d’une rupture intervenue à partir du milieu des années 1970, à un moment où le travail a perdu sa centralité et l’Etat-providence sa fonction de réduction des risques. Si le contrat à durée indéterminée devint la norme de l’emploi durant la période des Trente glorieuses, les contrat atypiques se sont fortement développés suite à la crise économique dés le début des années 1970. Alors que les postes sous contrats à durée indéterminée garantissent à la fois une protection sociale2 et dans certains cas, une meilleure promotion sociale au sein de l’entreprise, les emplois instables sont associés à une précarisation professionnelle qui va souvent de pair avec des périodes de chômage et donc de demande d’assistance sociale.3 Les sociologues allemands Kraemer et Speidel4 voient d’ailleurs dans

1 Cf. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995.

2 Dans l’introduction de son ouvrage Le salarié de la précarité, Paugam montre que, selon la réalité nationale, la précarisation professionnelle n’est pas définie de la même façon, cf. Serge Paugam, Le salarié de la précarité, op. cit., p. 16. Alors qu’en Grande-Bretagne la protection des salariés est faible, en France et en Allemagne, elle est forte, notamment lorsqu’ils ont des contrats à durée indéterminée et, de ce fait, les risques associés à un emploi instable en France et en Allemagne sont plus forts qu’en Grande-Bretagne. Notons cependant que la notion de précarité de l’emploi est utilisée aujourd’hui en Allemagne en particulier dans le domaine académique même si on dénote une tendance à l’émergence de ce concept dans le domaine public et médiatique. La notion de Prekariat a été vivement discutée dans les médias après la parution d’un rapport de la Fondation Friedrich Ebert (Friedrich Ebert Stiftung). Les médias ont alors souvent utilisé le terme de « nouvelle sous-classe » comme synonyme, le Prekariat se caractérisant également par une forte proportion de chômeurs. Cf. Friedrich-Ebert-Stiftung, Gesellschaft im Reformprozess, 2006.

Anecdote : en 2006, ce terme a été placé au cinquième rang des mots de l’année en Allemagne.

3 Sur l’évolution du rapport à l’emploi, Serge Paugam, Le salarié de la précarité, op. cit., p. 62-94.

4 Cf. Klaus Kraemer et Frederic Speidel, « Prekarisierung von Erwerbsarbeit. Zum Wandel eines arbeitsweltlichen Integrationsmodus », in Wilhelm Heitmeyer et Peter Imbusch (Hrsg.),

Integrationspotenziale einer modernen Gesellschaft. Analysen zu Gesellschaftlicher Integration und Desintegration, VS-Verlag, Wiesbaden, 2005, p. 367-390.

l’emploi précaire une source possible de désintégration sociale, en particulier pour les individus qui ont le sentiment qu’ils ne pourront jamais quitter cette « zone de précarité » pour rentrer enfin, ou à nouveau, dans la « zone de normalité ».

Il y a bel et bien eu une explosion des emplois précaires depuis les années 1980 : en 1998, la France compte près de 2 millions d’emplois précaires, contre 736 000 en 1982, ce qui correspond à une hausse de 10 % des actifs salariés.1 En Allemagne, malgré l’avancée de la crise économique, le rapport à l’emploi est resté plus stable et continue à être caractérisé par une plus grande sécurité.

Néanmoins, entre 1985 et 2000, la part des emplois dits « normaux » (Normalarbeitsverhältnisse), c’est-à-dire des emplois à plein temps et sous contrat à durée indéterminée, est passée de 78 % à 71 % en ex-Allemagne de l’Ouest,2 ce qui laisse présumer une légère augmentation des formes atypiques d’emploi sur cette période. Le fort développement du secteur des services mais aussi les caractéristiques propres aux emplois dans ce secteur sont deux facteurs qui expliquent la précarisation de l’emploi. En effet, les emplois dans les services sont en général moins stables que les emplois situés dans les secteurs de production de biens et, par rapport au secteur industriel, la différentiation des formes d’emploi est nettement plus forte.3 L’ensemble des évolutions sur le marché du travail décrites ici suggère donc une forte concentration des descendants des immigrés dans les emplois précaires avec néanmoins des variations franco-allemandes. Ceci devrait dépendre fortement de la quantité (et qualité) de capital culturel possédé par les descendants des immigrés dans chaque pays.

Si on compare la part de l’emploi précaire4 dans chaque pays parmi les catégories ouvrières et les catégories non ouvrières, on constate dans les deux pays que l’insécurité de l’emploi est plus courante dans les emplois non ouvriers, ce qui confirme l’idée selon laquelle la tertiarisation de l’économie participe à cette augmentation du nombre d’emplois instables. La précarité de l’emploi est par ailleurs nettement supérieure en France. Au total, selon les données exploitées, 18 % des salariés des catégories ouvrières ont un emploi précaire en France contre 7 % en Allemagne. Dans les catégories non ouvrières, 25 % des enquêtés occupent un poste instable en France, contre 17 % en Allemagne. Même si ces résultats doivent être nuancés puisque les questions posées et les échelles des variables subjectives ne sont pas totalement identiques dans les deux sources de

1 Cf. Serge Paugam, Le salarié de la précarité, op. cit., p. 65.

2 Cf. Ben Jann et Andreas Diekmann, « Das Ende der Normalarbeit : Mythos oder Wirklichkeit

? », Jutta Allmendinger (Hrsg.), Entstaatlichung und soziale Sicherheit. Actes du 31ème congrès de l’Association Allemande de Sociologie, Leipzig 2002. Leske+Budrich, Opladen (CD-ROM).

3 Cf. Diane-Gabrielle Tremblay, « Chômage, flexibilité et précarité d’emploi : aspects sociaux », in Fernand Dumont, Simon Langlois et Yves Martin, Traité des problèmes sociaux, Chapitre 31, Institut québécois de recherche sur la culture, Montréal, 1994, p. 623-652.

4 L’emploi précaire tel qu’il est défini ici tient compte de la dimension subjective de la précarité de l’emploi. Ceci est possible en exploitant la vague de l’année 2001 du Panel Européens des

Ménages (ECHP) pour la France et le panel SOEP 2001 pour l’Allemagne.

données, ces chiffres donnent une idée de la variation de l’ampleur de ce phénomène entre ces deux pays.

Tableau 5 Part de l’emploi précaire selon la catégorie socioprofessionnelle

Catégories ouvrières Catégories non ouvrières

France 17,9 24,6

Allemagne 7,1 17,1

Source : ECHP 2001 et SOEP2001, données pondérées.

Remarques : l’emploi précaire a été défini ici en ayant recours à une variable subjective qui porte sur la sécurité de l’emploi. La question et les modalités de réponse ne sont pas les mêmes dans les deux enquêtes.

Dans le Panel Européen la question est formulée de la manière suivante : « How satisfied are you with your present job or business in terms of … Job security ? » avec des modalités de réponse sur une échelle de 1 à 6.

Les modalités 1 à 3 ont été regroupées. Dans le Panel socio-économique, la question est formulée comme suit : « What is your attitude towards the following areas - are you concerned about them? … your job security» et des modalités de réponse sur une échelle allant de 1 à 3. Les modalités 1 et 2 ont été regroupées.

Le segment du marché du travail dans lequel les descendants des immigrés vont prendre leur place ne dépend pas seulement du contexte économique et des opportunités créées ou non par l’économie de marché, elles dépendent aussi de la culture industrielle et de l’organisation de la formation professionnelle propres à chaque pays. Dans une section consacrée à une comparaison entre la France et l’Allemagne portant sur l’expansion du secteur industriel et sur le monde salarial ouvrier, Noiriel s’appuie sur les travaux de Maurice et al.1 pour montrer que la culture industrielle ne bénéficie pas de la même valorisation en France et en Allemagne. L’exemple de la formation professionnelle montre que les cursus professionnels qui débouchent sur les professions ouvrières sont plus valorisés en Allemagne qu’en France, ce qui explique aussi le fait que les ouvriers allemands aient un salaire plus élevé que les ouvriers français.2 De plus, les possibilités de mobilité sociale sont en France plus sujettes à des pratiques administratives que professionnelles, par exemple suite à l’évaluation faite par un contremaître.3 La meilleure reconnaissance du statut d’ouvrier dans la société allemande a également favorisé l’émergence d’une identité ouvrière, et le déclin de l’industrie n’a pas entraîné une précarisation et un affaiblissement aussi forts de la classe ouvrière qu’en France. Ici, l’héritage ouvrier des descendants des immigrés est plus problématique pour ces derniers puisqu’ils héritent de la représentation négative des Français vis à vis des ouvriers en général.4

1 Cf. Gérard Noiriel, Population, immigration et identité nationale en France, op. cit. et Marc Maurice, François, Sellier et Jean-Jacques Silvestre, Politique d'éducation et organisation industrielle…, op. cit.

2 En 1995, dans l’industrie manufacturière, le salaire horaire était en France de 12,56 Euros contre 15,60 Euros en Allemagne (statistique de l’Organisation Internationale du Travail

http://laborsta.ilo.org/). Ceci est aussi du à la force des syndicats qui arrivent à fixer les niveaux de salaires pour l’ensemble de la branche.

3 Gérard Noiriel, Population, immigration et identité nationale en France, op. cit.

4 Cf. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Violences urbaines, violence sociale, op. cit., p. 406.

Le système éducatif allemand n’est pas, comme c’est le cas du système français, centré sur les cursus de l’enseignement général. Le système allemand d’apprentissage en alternance, duales System, a toujours été présenté comme performant. Cette forte tradition d’apprentissage professionnel valorise la pratique et permet ainsi, notamment en raison de la forte implication des entreprises dans le système éducatif, une transition plus facile vers l’emploi.1 Le système scolaire français en revanche est plus orienté vers les cursus généraux, ce qui amène les enfants issus de la classe ouvrière à quitter le secteur industriel, et à vouloir le quitter. Les parcours de formation professionnelle sont considérés comme des voies de relégation :

« L’idéologie égalitaire du système d’enseignement républicain, construite sur l’hypocrisie de ‘l’égalité des chances’, aboutit à une sélection impitoyable des classes populaires qui vivent leur accession aux filières professionnelles comme un échec. »2 A côté de cela, la massification scolaire qui eut lieu dans les années soixante, a eu des effets sur les processus de sélection sociale dans les deux pays. Certes, dans un premier temps, la massification scolaire a permis d’améliorer l’égalité des chances, de sorte que les enfants d’ouvriers sont entrés dans le système scolaire. Mais, parallèlement, la diversification des cursus a entraîné une complexification du système scolaire : il revient à présent aux parents de juger quelles sont les filières les plus valorisantes ou prometteuses pour l’avenir professionnel de leurs enfants.3 La dévaluation des diplômes et des titres distribués au sein de l’institution scolaire, conséquence de cette massification, entraîne une stigmatisation des moins qualifiés ou des « moins bien » qualifiés.4 En Allemagne également, malgré la force relative du système d’apprentissage professionnel, de plus en plus de filières ayant la fonction de « voies de garage » apparaissent.5 Il y a de fortes chances pour que les descendants des immigrés y soient sur-représentés.

Les processus de rationalisation et de désindustrialisation ont donc entraîné un fort déclin de l’emploi ouvrier parmi les immigrés et les licenciements au sein de la classe ouvrière ont détaché l’immigré de sa fonction primaire, c’est-à-dire de sa fonction économique :

« Dans les sociétés industrialisées c’est le travail qui fait ‘naître’ l’immigré, qui le fait être ; c’est lui aussi, quand il vient à cesser, qui fait ‘mourir’ l’immigré, prononce sa négation ou le refoulement dans le non-être. »6

Si la disparition du travail ouvrier fait « mourir » l’immigré, comme le dit Sayad, qu’en est-il de ses enfants dans une telle société ? La thèse suivante peut être formulée : le processus de

1 Cf. Centre d’Analyse stratégique, « Jeunes Français, jeunes Allemands : regard croisés sur les premiers pas dans la vie professionnelle », La note de Vieille n° 47, Février 2007.

2 Cf. Gérard Noiriel, Population, immigration et identité nationale en France, op. cit., p. 129.

3 Cf. François Dubet, « La laïcité dans les mutations de l’école », in Michel Wieviorka (dir.) Une société fragmentée. Le multiculturalisme en débat, Editions la Découverte, Poche, Paris, 1997, p. 85-112.

4 Ibid., p. 96 et Pierre Bourdieu, « La ‘jeunesse’ n’est qu’un mot », op. cit.

5 Cf. Peter Bremer, Ausgrenzungsprozesse und die Spaltung der Städte. Zur Lebenssituation von Migranten, Leske+Budrich, Opladen, 2000, p. 105.

6 Cf. Abdelmalek Sayad, « Qu’est-ce qu’un immigré ? », Peuples méditerranéens-Mediterranean peoples 7, 1979, p. 3-23.

désindustrialisation remet en question le processus de succession intergénérationnelle au sein de la classe ouvrière. Malgré un contexte défavorable sur le marché du travail dans les deux pays (perte des emplois dans l’industrie) et une démocratisation de l’éducation ayant permis aux enfants issus des familles ouvrières d’accéder à l’école, la concentration des enfants d’immigrés dans les catégories ouvrières reste plus probable en Allemagne qu’en France. Parallèlement, la multiplication des emplois peu qualifiés et des emplois précaires dans les services crée de nouveaux besoins en main d’œuvre sur les marchés du travail, ce qui a des répercussions sur les opportunités d’emploi des descendants des immigrés.