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administratives : les désavantages du travail frontalier ?

Être frontalier et travailler en Suisse entraîne aussi des contreparties négatives. Trois éléments négatifs portant sur les conditions de travail hors des frontières nationales reviennent dans le discours des frontaliers : le temps de travail, la stabilité de l’emploi et les incertitudes administratives engendrées par une activité professionnelle hors des frontières. Ces conditions sont considérées comme plus dures par les frontaliers qui les invoquent pour « justifier » les salaires plus élevés qu’ils perçoivent en travaillant en Suisse.

73 Plusieurs enquêtés évoquent néanmoins des aspects négatifs dans les conditions de travail dans les entreprises multinationales, comme les coupes de personnels plus sèches. Laurent, un des enquêtés, a perdu son travail chez Novartis à la suite d’un licenciement collectif.

Le premier aspect concerne le temps de travail, la législation étant différente entre les trois marchés du travail nationaux. Il existe en France le régime des 35  heures par semaine et en Allemagne le temps de travail est en général de 40  heures, alors qu’en Suisse, il est plutôt autour de 41-42 heures74. Les frontaliers sont donc d’abord amenés à travailler plus pour des raisons avant tout « légales ». Ils sont environ 80 % (tant parmi les Français que parmi les Allemands) à travailler plus de 40 heures. Dans l’extrait ci-dessous, le temps de travail supplémentaire est utilisé pour défendre les salaires plus élevés des frontaliers.

C’est un choix, évidemment de gagner plus, mais de travailler plus. On a des semaines, où je peux faire 50-55 heures s’il faut, c’est comme ça. (Aurélie, 29 ans, Saint-Louis (FR), frontalière)

Il faut toutefois nuancer ces résultats (tableau 11). D’une part, malgré ces aspects légaux ou usuels relatifs au temps de travail, l’enquête quantitative montre que de nombreux non-frontaliers (47 % en Allemagne) et (32,8 % en France) travaillent plus de 40 heures par semaine, c’est-à-dire plus que ce que le cadre usuel prévoit. D’autre part, la comparaison avec les temps de travail des Suisses montre que ces derniers pratiquent plus le temps partiel que les frontaliers. Être frontalier implique ainsi, par choix ou non, de travailler à un taux d’occupation élevé75. Par ailleurs, parmi les actifs non frontaliers français, le temps partiel est peu développé (15,6 %) en comparaison avec l’Allemagne et la Suisse, où environ 30 % des actifs (non frontaliers) travaillent moins de 30 heures par semaine.

Tableau  11 : Différences de temps de travail entre frontaliers et actifs non frontaliers, selon le pays de résidence

74 Infobest ; https://www.infobest.eu/fr/themes/articel/travail/le-droit-du-travail-en-allemagne/, consulté le 30.11.2015.

75 Précisons qu’il ne s’agit pas d’un effet sous-jacent du genre ; celui-ci a été vérifié.

La durée élevée du travail peut représenter un aspect négatif des conditions de travail, mais les frontaliers sont plus nombreux à disposer de flexibilité dans leurs horaires : en Allemagne, seuls 24,3 % d’entre eux n’ont aucune flexibilité contre 32,3 % des non-frontaliers. En France, plus d’un non-frontalier sur deux ne dispose pas de cette possibilité contre 31,3 % des travailleurs frontaliers. Cela révèle une large différence, principalement entre, d’un côté, le marché du travail français et les règles qui y ont cours et, de l’autre, les règles en vigueur en Suisse ou en Allemagne76. Environ deux tiers des travailleurs suisses disposent de flexibilité dans leurs horaires et s’approchent ainsi des valeurs rencontrées en Allemagne77. En ce qui concerne le télétravail, les frontaliers et les non-frontaliers bénéficient, plus ou moins, des mêmes possibilités en France et en Allemagne : 30 % d’entre eux peuvent pratiquer le télétravail. Les actifs suisses sont 44 % à avoir cette possibilité78.

En étendant la question des conditions de vie et de travail aux déplacements domicile-travail, il semble que les frontaliers ont des temps de déplacement plus importants que les non-frontaliers (tableau  12). Traverser la frontière implique nécessairement de quitter sa commune et de se déplacer sur une certaine distance.

Toutefois, dans l’agglomération bâloise, les distances restent plutôt courtes. Pour la majorité des personnes, les temps de trajet sont compris entre 15 et 30  minutes.

Rejoindre Bâle depuis Saint-Louis et Weil am Rhein –  les deux plus grandes communes enquêtées  – prend entre 15 et 20  minutes en voiture, ce qui reste relativement court. Et même pour rejoindre le centre de l’agglomération, par exemple depuis Kandern, « seules » 35  minutes sont nécessaires. 22 % des frontaliers en Allemagne et 15,6 % en France connaissent des temps de trajet compris entre 30 et 60  minutes, contre environ 6 % des actifs non frontaliers dans les deux pays. Les trajets dépassent une heure de transport pour 7 à 8 % des frontaliers des deux pays, contre une part négligeable des non-frontaliers. Ces résultats montrent, certes, que les frontaliers ont des temps de trajet plus importants que les non-frontaliers, mais la structure de l’agglomération, avec la présence des villes les plus importantes des parties française (Saint-Louis) et allemande (Weil am Rhein ou Lörrach) à proximité directe du cœur de l’agglomération contribue à ce que les temps de trajet restent, pour la plupart des individus, inférieurs à 30 minutes (trajet simple). En outre, malgré les temps de trajet plus longs et le temps de travail plus conséquent, les frontaliers ne se déclarent pas moins satisfaits que les actifs non frontaliers du temps dont ils disposent pour leurs loisirs ou pour leur vie privée.

76 Les différences entre les trois pays (sans considération du statut de frontalier) sont non significatives.

77 Une analyse par branche d’activité permettrait certainement d’expliquer avec plus de finesse ces différences.

78 Il existe une législation particulière pour les frontaliers travaillant pendant plus de 25 % de leur temps dans leur pays de résidence : leurs employeurs doivent enregistrer ces travailleurs et s’acquitter de taxes (cotisations sociales) auprès du pays de résidence des travailleurs frontaliers. Ces éléments peuvent freiner les possibilités de télétravail pour les frontaliers. Bernet Christian 24 Heures, 24.12.2015, Certains frontaliers vont coûter beaucoup plus cher aux patrons, http://www.24heures.ch/suisse/Certains-frontaliers-vont-couter-beaucoup-plus-cher-aux-patrons/story/15905468, consulté le 06.03.2017.

Tableau 12 : Différences dans les temps de trajet (travail) entre frontaliers et actifs non frontaliers, selon le pays de résidence

Allemagne France Suisse Total

La question de l’instabilité de l’emploi revient fréquemment durant les entretiens : les frontaliers se sentent moins protégés qu’ils pourraient l’être en France, notamment, car la réglementation concernant les licenciements est réputée plutôt souple en Suisse.

Cette moindre stabilité est invoquée pour justifier les salaires plus élevés : travailler en Suisse représenterait un risque que le salaire plus élevé permettrait de compenser.

Nicole, frontalière, dit par exemple se sentir dans une situation « précaire » avec son poste de vendeuse en Suisse.

Dans le coin ici, [les frontaliers disent] qu’ils n’ont pas une sécurité de l’emploi aussi poussée qu’en France. Sauf si on prend les boîtes internationales, mais il y a quand même une grande majorité de frontaliers qui bossent dans les petites boîtes.

À la Migros, enfin c’est pas une petite boîte. Mais qui n’ont pas les conditions des grandes boîtes. Et donc, ces gens-là vont être désavantagés par rapport aux Français, qui ont des bonnes conditions sociales. (Nicolas, 28  ans, Saint-Louis (FR), actif non frontalier)

D’un point de vue quantitatif, il semble que les frontaliers, aussi bien allemands que français, sont un peu plus nombreux à être sceptiques sur la stabilité de leur emploi (tableau 13). Ces différences sont plus grandes en Allemagne qu’en France : les actifs travaillant en France paraissent également concernés par la stabilité de leur emploi, beaucoup plus que les Allemands, conséquence probable du climat d’insécurité économique ambiant depuis plusieurs années dans l’Hexagone. L’impression d’instabilité de l’emploi pour les frontaliers semble renvoyer à une spécificité liée à

79 Les personnes en formation sont également incluses dans le total.

leur statut, puisque les Suisses (employés sur le marché du travail suisse) présentent des valeurs similaires aux non-frontaliers allemands, c’est-à-dire plus élevées que les frontaliers français et allemands. Au-delà des aspects économiques, qui peuvent influencer la stabilité des emplois, il faut préciser que l’enquête a été réalisée en 2014-2015, soit après le vote du 9 février 2014 sur l’immigration de masse, lequel a créé des remous certains parmi les frontaliers, et a contribué probablement à ce climat d’incertitude.

On a eu des discussions par rapport au vote, qu’il y a eu en Suisse, et que finalement, on pensait d’abord pas que les frontaliers allaient être touchés, et finalement que peut-être aussi. Qu’il y aurait des contingents pour les frontaliers.

(Aurélie, 29 ans, Saint-Louis (FR), frontalière)

Qu’en est-il de la stabilité des emplois suisses ? Peut-on y lire une certaine concurrence des frontaliers ? Il est vrai que les Suisses expriment une impression de stabilité moins grande que les actifs travaillant en Allemagne80. On remarque également que les personnes ayant des bas revenus – ils sont 13,5 % à évaluer leur poste comme peu ou pas stable  – et des formations courtes sont davantage dans ce cas. Il est cependant impossible de déterminer s’il s’agit d’un effet de la concurrence frontalière.

Cependant, la majorité des actifs suisses considèrent leur poste comme stable.

Enfin, la pratique d’une activité professionnelle dans un autre pays crée des espaces d’incertitude, qui relèvent à la fois de la fiscalité (double imposition), des assurances sociales (relativement à l’assurance chômage, aux retraites) ou de la santé avec la réforme de l’assurance maladie en France, notamment ; cela a également été observé dans d’autres régions transfrontalières (Auburtin, 2005). Aurélie, frontalière, évoque par exemple des questions de retraite, car elle a travaillé dans les trois pays et n’est pas tout à fait convaincue que le passage dans les trois systèmes de travail (et de retraite) se fera sans encombre. L’impression d’instabilité de l’emploi des frontaliers participe également à créer de l’incertitude. D’une manière générale, il semble que les entreprises, les États et les individus jouent avec ces différentes législations pour servir leurs propres intérêts ou, du moins, les défendre, et que ces intérêts sont souvent divergents.

S’agissant de la satisfaction de l’emploi en Allemagne, les différences entre frontaliers et non-frontaliers ne sont pas significatives, mais les seconds semblent, tendanciellement, apprécier davantage leur emploi. En France, en revanche, les frontaliers qui ont répondu à l’enquête sont nettement plus satisfaits. Ces différences entre la France et l’Allemagne renvoient notamment aux éléments mentionnés plus haut relatifs aux différences de rémunération entre les deux pays, aux possibilités en matière d’horaires flexibles ou encore à la stabilité de l’emploi. La satisfaction

80 88 % des actifs suisses considérent leur poste comme stable, contre 96 % parmi les actifs travaillant en Allemagne et 87 % pour les actifs travaillant en France.

de la situation financière confirme ces résultats. Les frontaliers sont largement plus satisfaits que les non-frontaliers (les actifs surtout) des revenus dont ils disposent : les différences sont particulièrement fortes en France, où les actifs travaillant dans leurs pays de domicile sont, dans l’ensemble, relativement peu satisfaits de leur situation financière, par comparaison avec les non-frontaliers allemands. Le marché du travail allemand semble ainsi clairement plus attractif que le marché du travail français, et paraît capable, dans une certaine mesure, de retenir les travailleurs allemands sur le marché de l’emploi local (national), ce qui explique en partie la moins grande pénétration du phénomène frontalier dans ce pays. En France, la situation sur le marché de l’emploi local et les conditions offertes sont largement moins concurrentielles, favorisant les flux en direction de la Suisse, mais aussi de l’Allemagne. Des gains plus élevés sont ainsi de nature, dans une large mesure, à compenser les aspects négatifs que représente le travail frontalier, tels que le temps à investir ou la moins grande stabilité de l’emploi.

Tableau 13 : Différences de satisfaction et stabilité de l’emploi (indicateurs standardisés), selon le statut de frontalier et le pays de résidence

Allemagne France Suisse

0,74 0,67 0,71 0,75 0,53 0,65 0,75 0,73

Satisfaction du temps à

disposition 0,60 0,61 0,84 0,56 0,57 0,78 0,85 0,62

Effectifs : 300 (actifs uniquement : 199) Stabilité : F = 8,7 ; Sig. =,004 ; Emploi : NS ; Finances : NS ; Temps

libre : F = 23,6, Sig. =,000

Effectifs : 425 (actifs uniquement : 304) Stabilité : F = 5,0, Sig. =,026 ;

Conclusion

N

ous avons pu ici présenter l’échantillon en termes de variables sociodémographiques et mettre en lumière les contraintes et les ressources (familiales, financières, professionnelles) à même d’influencer la marge de manœuvre individuelle dans les modes de vie. Nous avons pu aussi aborder un aspect essentiel des modes de vie dans la région, le travail frontalier.

Les variables telles que le genre, l’âge ou la composition du ménage, essentielles à la compréhension des modes de vie, renvoient à des tendances globales qui ne sont pas nécessairement propres à l’agglomération bâloise. Une des grandes spécificités de la région est le différentiel de revenus et de niveaux de vie entre ses trois parties : les rémunérations sont plus élevées en Suisse qu’en Allemagne et, surtout, qu’en France. Les déplacements domicile-travail illustrent des rapports centre-périphérie classiques, avec une grande part de pendulaires, hormis à Bâle : il existe néanmoins une exception de taille, à savoir que de nombreux pendulaires français et allemands traversent les frontières nationales pour se rendre au travail.

Le travail frontalier est une composante essentielle des relations transfrontalières dans l’agglomération. Il concerne une part importante des actifs en France (surtout) et en Allemagne. Le travail frontalier structure largement le mode de vie des frontaliers en termes temporels, spatiaux et financiers, car il implique de se rendre tous les jours (ou presque) dans un des pays voisins (avant tout en Suisse), d’y passer de nombreuses heures et, en général, d’y gagner des salaires plus élevés.

L’attrait financier est donc une des motivations principales du travail frontalier.

D’une manière générale, les frontaliers disposent de revenus plus élevés que ceux de leurs compatriotes non frontaliers (actifs ou non). C’est le cas avec la France, où le différentiel entre les salaires locaux et les salaires suisses est très élevé, les non-frontaliers étant souvent placés dans des conditions financières difficiles, du fait

à la fois de revenus plus bas et de prix plutôt élevés dans la région. Environ 55 à 60 % des non-frontaliers français déclarent ne conserver que peu, ou pas, d’argent à la fin du mois lorsqu’ils ont réglé toutes leurs factures, contre 37 % des frontaliers. En Allemagne et en France (surtout), les ménages sans travailleur frontalier sont souvent dans des situations financières plus difficiles que les ménages dans lesquels se trouve un voire deux travailleurs frontaliers. Le fait qu’un seul des deux membres du couple soit frontalier suffit à faire augmenter de manière significative les revenus du ménage.

Bien entendu, la question financière n’est pas la seule motivation du travail frontalier. La diversité du marché de l’emploi bâlois et la quantité d’offres disponibles sont des facteurs importants. La présence de multinationales offrant de bonnes conditions salariales et de travail (flexibilité, conditions sociales, etc.), ainsi qu’un environnement de travail international sont particulièrement appréciés. Les conditions de travail (y compris salariales) sur les marchés du travail allemand et français montrent de réelles différences. Les actifs travaillant en France ont des horaires moins flexibles, perçoivent leur poste de travail comme moins stable et sont moins satisfaits de leur situation professionnelle et financière que les actifs non frontaliers allemands.

Le marché du travail allemand apparaît clairement plus attractif que le marché du travail français et semble, dans une certaine mesure, plus à même de retenir les travailleurs allemands sur le marché de l’emploi local (national), ce qui explique, en partie, la moindre pénétration du « phénomène frontalier » dans ce pays. En France, la situation sur le marché de l’emploi local et les conditions offertes sont largement moins concurrentielles, favorisant les flux en direction de la Suisse. La partie française se trouve ainsi placée dans une forte situation de dépendance vis-à-vis de ses voisins, en premier lieu de la Suisse.