Annexe générale n° 3 : Présentation historique des débats autour de la mondialisation
2. La seconde mondialisation
Une large part des éléments qui favorisèrent la mondialisation actuelle étaient déjà présents à partir de 1870 :
• innovations technologiques qui permirent de diminuer fortement le coût des transports et communications (notamment câble transatlantique dans les années 1860) ; cette chute du prix du transport libéra les flux migratoires vers lʹAmérique ;
• adoption de lʹétalon‐or par la plupart des grands pays, qui permit également de développer le commerce en rendant possibles des prévisions à long terme ;
• un troisième ensemble d’innovations institutionnelles fut constitué par les législations favorisant la création de sociétés et de banques par actions à responsabilité limitée, et celle d’un marché des valeurs ouvert au grand public.
2. La seconde mondialisation
Jusquʹaux années 1980 et 1990, le capitalisme était en quelque sorte contenu dans les ensembles nationaux.
108 Les investissements à l’étranger étaient le levier grâce auquel la France pouvait renforcer son pouvoir dans l’arène internationale et notamment contrecarrer l’alliance entre les Russes et les Allemands. En 1917, quand a éclaté la révolution, 44 % des banques russes étaient détenues par des étrangers (dont la moitié étaient français). Le levier principal par lequel l’État parvint à convaincre les citoyens d’investir en Russie fut le contrôle de l’introduction des valeurs étrangères à la Bourse de Paris (le Gouvernement refusait systématiquement toutes les valeurs allemandes).
195 Les États pouvaient donc, à lʹintérieur de leurs frontières, travailler à amortir les conséquences les plus destructrices du capitalisme : chômage, inflation, crises sectorielles, environnement.
En France, notamment, tous les gouvernements, de gauche comme de droite, ont développé lʹÉtat providence.
LʹÉtat a réduit le pouvoir des acteurs économiques les plus puissants, grâce à une large gamme dʹinstruments : nationalisations, contrôle des prix, contrôle des mouvements de capitaux, droit du travail.
Cʹest cet équilibre entre capitalisme et interventionnisme que la mondialisation semble menacer aujourdʹhui.
Plusieurs évolutions y concourent : nouvelles technologies, libéralisation mondiale des marchés financiers, montée en puissance des pays asiatiques.
Les effets de convergence de la première mondialisation résultèrent largement des flux migratoires, alors que dans la seconde mondialisation cʹest la production qui se déplace des pays riches vers les PED.
Du fait des délocalisations massives à destination des pays moins développés où les salaires sont plus faibles, du recours de plus en plus systématique à la sous‐traitance dans l’industrie et dans les services (ainsi de l’informatique en Inde), la mondialisation actuelle semble se traduire par une restructuration des économies nationales d’une ampleur inégalée.
Lʹimportance des échanges économiques internationaux peut laisser penser à certains que la mondialisation empêche lʹÉtat dʹinstaurer une redistribution109.
La mondialisation peut laisser craindre qu’il faille, pour la première fois, défendre la démocratie dans des sociétés sans frontières.
109 Le débat sur la compatibilité entre mondialisation et démocratie trouve son origine dans une interrogation ancienne : celle de la compatibilité entre capitalisme et démocratie. Cependant, malgré les inégalités engendrées par le capitalisme, il nʹy a jamais eu dans les pays démocratiques de majorité pour changer de système économique.
196 La crainte est que la mondialisation n’accorde un avantage décisif au capital, dont la mobilité ne semble plus connaître de limites, alors que le travail, lui, reste plus ou moins confiné dans les espaces nationaux. Face à une telle asymétrie, comment la démocratie pourrait‐elle arbitrer entre ceux qui possèdent le pouvoir économique et la majorité de la population110 ?
Lʹaggravation avérée des inégalités de revenus attise cette crainte.
Selon un rapport récent de lʹOCDE, dans la période de 1994 à 2005, les inégalités de revenus se sont accrues pour 16 des 20 pays pour lesquels les données nécessaires sont disponibles. Seuls le Japon, lʹEspagne et lʹIrlande ont réussi à réduire les inégalités (tandis quʹelles restaient stables en France).
Dans tous les autres cas, lʹanalyse inter‐déciles (revenu moyen des 10 % les plus riches divisé par revenu moyen des 10 % les plus pauvres) montre une claire aggravation.
Lʹaccroissement des inégalités explique en partie lʹopinion négative des populations vis‐à‐vis de la mondialisation.
Il est toutefois difficile de cerner lʹinfluence de la mondialisation sur cette montée des inégalités.
110 Certains pensent, en Europe, que la construction communautaire serait « la bonne échelle » pour
« répondre à la mondialisation ». L’Europe est‐elle de nature à promouvoir une initiative politique alors que les États ne seraient plus capables ? Il faudrait pour cela qu’elle donne des gages sérieux quant à la réduction de son « déficit démocratique ». Or, les efforts en ce sens ne semblent guère convaincre les populations.
Mais l’expérience de la période 1870‐1914 montre aussi que les marges d’initiative de l’État n’avaient pas disparu, alors même qu’il avait été soumis à des pressions similaires à celles connues actuellement en termes d’ouverture des frontières et de mobilité des capitaux, ce qui avait permis à la gauche des années 1870‐1914 de faire aboutir des réformes sociales d’envergure. En France, la Chambre des députés vota un impôt sur le revenu en 1909. Le Sénat bloqua la loi qui finit par passer devant les deux chambres en 1914, deux semaines avant la déclaration de guerre. La mondialisation n’empêcha donc pas l’adoption de lois fiscales aux effets redistributifs importants.
Par rapport aux années 1870, où le monde du travail n’était pratiquement pas régulé par l’État (au contraire de la Grande‐Bretagne et de son Factory Act voté en 1833), la France de 1914 avait mis en place l’épine dorsale de l’État providence. Il faut insister sur le fait que tout cela s’est passé au cours de la première mondialisation.
On peut également penser que le capital s’avère plus profondément attaché aux territoires nationaux que ne le laissent penser certains économistes ou les militants altermondialistes. La plupart des multinationales concentrent encore leurs activités à forte valeur ajoutée, comme la recherche et développement, le design, le marketing, dans leur pays d’origine.
197 La raison en est que les pays industrialisés ont connu dʹautres évolutions dans le même temps : par exemple les nouvelles technologies, qui requièrent une main‐
dʹœuvre plus qualifiée, ou la transition dʹune économie industrielle à une économie de services.
Notons à ce sujet que la contraction du secteur industriel dans les pays développés nʹest pas uniquement due à la mondialisation, mais également au développement du secteur tertiaire (au point que la tertiarisation de lʹéconomie devient un indicateur de développement).
Quelles que soient les incertitudes sur les rôles respectifs de la mondialisation et des autres évolutions qui affectent les pays industriels, un point semble clair : le coût des restructurations est presque entièrement supporté par certains groupes particulièrement vulnérables. Ainsi, les ouvriers qui perdent leur emploi quand leur usine ferme sont rarement capables de trouver rapidement un autre travail (et quand cʹest le cas, ils sont généralement moins payés).
Ces groupes sont alors fortement visibles, ce qui crée un biais défavorable à la perception de la mondialisation, puisquʹau contraire ses gains sont fortement répartis (baisse de prix essentiellement).
Ainsi, les bénéfices de la mondialisation sont largement distribués à l’ensemble de la société, mais ses coûts sont concentrés, donc plus visibles.