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monétaire européenne

3. Triffin et l’intégration monétaire européenne

3.4 Une monnaie européenne

L’approche « monétariste » adoptée par Triffin en matière d’intégration monétaire européenne apparaît clairement dans son plaidoyer pour la création d’une monnaie européenne et dans ses propositions de faire de cette monnaie européenne une monnaie parallèle, qui circulerait aux côtés des monnaies nationales existantes, à la fois dans les circuits monétaires officiels (par exemple entre banques centrales) et dans les circuits commerciaux (par exemple sur les marchés obligataires)� Il est en outre remarquable que

Triffin soit intervenu non seulement dans le secteur officiel (par exemple en qualité de conseiller auprès de la Commission européenne), mais également dans le secteur privé (par exemple en tant qu’administrateur de la Kredietbank Luxembourgeoise, qui était la principale banque sur le marché des obligations libellées dans l’unité de compte européenne, notamment grâce aux conseils de Triffin)�

Comme on l’a déjà évoqué, la création d’une unité monétaire européenne était au cœur des propositions de Triffin, à la fois pour l’Union européenne des paiements et pour un Fonds de réserve européen�

L’effondrement du système de Bretton Woods au début des années 1970 allait donner un nouvel élan à ses idées� Triffin préconisait d’agir à deux niveaux, à la fois à l’échelle mondiale et à l’échelon européen� Sur le plan mondial, il recommandait de créer un étalon international inspiré des DTS, d’instaurer des règles d’ajustement plus symétriques et de mettre en place un système permettant de recycler les excédents�

Pour Triffin, le SME, créé en mars  1979, était un aspect essentiel d’un SMI réformé, plutôt qu’une stratégie isolée, ou même en opposition au dollar (Bussière et Feiertag, 2012)� L’écu nouvellement créé devait être l’instrument qui servirait à la coopération entre les monnaies européennes, et il jouerait un rôle plus étendu sur le plan régional� À l’échelle mondiale, il émergerait un système décentralisé au sein duquel l’écu jouerait son rôle aux côtés du dollar, et cela deviendrait un système adapté à un «  monde hétérogène et diversifié  »� Triffin a contribué à promouvoir son modèle en organisant des conférences rassemblant des universitaires, des praticiens et des représentants officiels� En juin 1981, une conférence organisée à Louvain-la-Neuve a réuni des représentants de la Commission européenne, de la Banque nationale de Belgique et des secteurs bancaire et de l’assurance, qui ont esquissé les grandes lignes d’un programme d’élargissement des utilisations de l’écu par les acteurs de l’économie (RTA, 17�2, Séminaire international sur les utilisations privées de l’Ecu, Louvain, 13-14 juin, CR)�

Le report de la création d’un Fonds monétaire européen (la phase dite institutionnelle du SME), à la fin de 1980, a été un moment déterminant� Triffin a défini les objectifs et les voies à suivre : instauration de l’écu comme monnaie parallèle pour les pays de la Communauté européenne, utilisation par le secteur privé en tant qu’alternative au marché des eurodevises, des dispositifs de soutien monétaires et financiers, multilatéralisation des accords de swap avec les États-Unis et dénomination en écu, et l’association du Fonds monétaire européen aux interventions intramarginales sur les marchés des changes (nombre de ces idées ont également été développées par la Commission européenne,

et en particulier par Padoa-Schioppa, qui était alors directeur général pour les Affaires économiques et financières)�

Dès les années 1950, Triffin avait promu l’idée d’utiliser l’unité de compte de l’Union européenne des paiements pour les émissions d’obligations sur les marchés financiers� Cette idée a été reprise par la Kredietbank en 1961, sous l’impulsion de Triffin qui a été directeur de la Kredietbank Luxembourg de  1961 à  1988� Comme l’a observé De Beckker :

«  La première émission en unités de compte européennes (UCE) peut facilement prétendre à être considérée comme la toute première émission d’obligations, précédant ce qui est conventionnellement considéré comme la première émission par Autostrade en 1963� Si l’on considère la définition généralement acceptée d’une émission d’une euro-obligation, c’est-à-dire une émission souscrite et placée par un syndicat international de banques et libellée dans une devise qui n’est pas la devise de l’emprunteur, alors la première émission d’euro-obligations a été lancée en 1961 par la Kredietbank SA luxembourgeoise pour l’emprunteur portugais SACOR »� (trad� de De Beckker, 1984 : 129)�

Après la création du SME, Triffin a été très actif dans la promotion de l’Écu commercial� En juin  1980, Triffin a organisé une conférence sur «  l’utilisation privée de l’écu  » pour les participants aux marchés commerciaux (Triffin et Swings, 1980)� Alfonso Iozzo (2012 : 137), qui a assisté à la conférence, l’a qualifiée de «  serment solennel  »� Après la réunion, de nombreuses initiatives ont été prises, de l’ouverture de comptes courants libellés en Écus à l’émission de chèques de voyage� Dans deux secteurs en particulier, les opérations en Écus ont fait un bond prodigieux : a) l’émission d’obligations, d’abord de banques et de sociétés, ensuite d’États, en particulier l’Italie; et b)  l’établissement d’un système de compensation quotidienne� Triffin a également joué un rôle actif dans le développement du système de compensation en Écus� Padoa-Schioppa (1987) nous raconte comment, lorsqu’il était directeur général à la DG II à la Commission, « incité par Robert Triffin et Paul Caron, j’ai convoqué en février 1982 les banques qui opéraient alors sur le marché de l’Écu et les ai invitées à mettre sur pied un groupe d’études pour la création d’un système de compensation multilatéral »�

Le succès de l’Écu privé a créé une dynamique pour d’autres initiatives en matière de politiques à adopter� Comme le soutient Iozzo :

« parallèlement au flux d’obligations en Écus émises en volumes croissants qui avaient atteint des parts importantes du marché mondial et étaient

«  officiellement  » enregistrées dans les statistiques internationales, les promoteurs du Système monétaire européen, l’ancien Président français

Valéry Giscard d’Estaing et l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, ont repris l’initiative en 1986 en mettant sur pied le « Comité pour l’Union monétaire européenne  », qui comprenait des hommes politiques importants, des industriels et des représentants du secteur financier des principaux pays européens� » (trad� d’Iozzo, 2012 : 138)�

Néanmoins, sous l’influence de Renaud de la Genière, ancien gouverneur de la Banque de France, ils ont rejeté l’approche d’une monnaie parallèle, comme le ferait ultérieurement le Comité Delors�

4. Conclusion

Triffin a été l’une des personnalités dominantes des débats monétaires internationaux durant la période d’après-guerre� Ses analyses étaient basées non seulement sur une large compréhension théorique et historique du système monétaire international mais également sur des observations empiriques avisées de la situation économique et financière�

Triffin a été l’un des principaux critiques de l’approche de « la maison en ordre » (house in order) du système monétaire international� Comme le fait observer Baffi, « les propositions de Triffin sont basées sur la conviction profonde que « garder sa maison bien en ordre » sans remplir les obligations complémentaires à l’échelon international n’est pas une condition suffisante pour garantir la stabilité monétaire » (trad� de Baffi, 1988 : 16)� Aux yeux de Triffin, un système monétaire international soutenable dépendrait également d’une fourniture appropriée de liquidité internationale, pour financer les déséquilibres temporaires, et d’une coordination de la politique économique�

Dans les débats sur l’intégration monétaire européenne, Triffin était certainement un « utopiste », développant des propositions de politique qui étaient souvent trop ambitieuses au regard des réalités économiques et politiques� C’était certainement l’une de ses faiblesses, et cela lui a fait perdre de l’influence sur des responsables plus pragmatiques� Néanmoins, avec ses propositions plus « utopistes », comme celles de l’Écu comme monnaie parallèle, il a façonné les débats sur l’intégration monétaire européenne, préparant les esprits à l’introduction de l’euro� De plus, le mécanisme de stabilité européen récemment créé présente une série de similarités par rapport aux propositions de Triffin sur un Fonds de réserve européen� Mais, comme Triffin assimilait largement l’UEM à un système de taux de change stables, il n’accordait pas beaucoup d’attention aux conditions (économiques et politiques) préalables pour une UEM

soutenable, et il a largement sous-estimé les interdépendances complexes qu’une telle union allait faire naître�

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