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Notre interprétation des valeurs dans l’œuvre de Gary

Nous pouvons constater, arrivés à ce point de l’introduction, que le défi éthique visant une certaine représentation de la moralité existe bel et bien dans l’univers romanesque de Gary. Les quelques allusions de la bibliographie critique que nous avons faites viennent soutenir également le choix de notre sujet d’étude. Bien que les critiques de Gary aient remarqué la préoccupation de ce dernier pour les valeurs existentielles et que certains d’entre eux en ont nommé déjà quelques-unes, il n’y aurait pas à notre connaissance jusqu’à présent de travail approfondi sur le système de valeurs dans la perspective garyenne tel qu’il figure dans ses romans et à travers ses personnages. Ce que nous nous proposons par la suite, c’est de dresser une possible panoplie des valeurs morales qui caractérisent l’œuvre de Gary, explicitant leur présence et leurs multiples significations, et mettant en évidence l’originalité et l’actualité de la perspective éthique de l’auteur.

Nous nous servirons, comme déjà indiqué, de la perspective d’éthique postmoderne selon Z. Bauman et du projet «Morales» des Éditions Autrement, conçu dans le même esprit, qui offre une nouvelle approche des notions éthiques classiques et qui en ajoute d’autres.

Nous nous concentrerons, bien sûr, seulement sur ces concepts moraux qui sont aussi abordés dans l’œuvre de Gary et qui composent sa vision éthique. Pourquoi avoir choisi justement la série «Morales» ? Il s’agit plus précisément en ce cas d’une méthode inédite d’aborder les vertus classiques : des auteurs qui proviennent de différents domaines scientifiques (des sociologues, des historiens, des psychologues, des ethnologues, des anthropologues, etc.) se prononcent sur la valeur en question et font le bilan de ce qui est encore valable de nos jours. Ainsi, on s’attaque sur chaque vertu d’un angle différent, ce qui enrichit la perspective et les sens actuels des valeurs. Les auteurs qui ont dirigé les travaux de la série «Morales» soulignent l’importance des valeurs même dans notre époque, où elles semblent s’être estompées et où la démocratie et le progrès technique semblent les avoir remplacées : Revisiter, questionner les valeurs fondamentales de notre culture judéo-chrétienne, faire émerger un débat à travers des éclairages divers et parfois contradictoires […]. Des ouvrages de réflexion autour de cette question centrale : dans la vie privée comme dans la vie de la cité, en quoi

cette valeur me concerne-t-elle ? Une interrogation à la fois immémoriale et d’une urgente actualité.48 - Voici le point de départ et l’approche de cette collection. La méthode concorde avec celle de Bauman qui soutient lui aussi la nécessité d’une vision pluraliste sur le concept d’éthique, tenant compte des contextes socio-culturels et de la situation concrète qui impose la pratique de certaines valeurs. La série «Morales» tient également à souligner le paradoxe des valeurs, pas comme un danger auquel s’expose la validité de la morale, mais comme une possibilité à la redéfinir dans son évolution historique et culturelle, et selon les contextes où elle se manifeste. C’est ce que met en évidence l’exergue qui ouvre chaque volume de la collection mentionnée, semblable à un leitmotiv, qui est tirée d’un ouvrage de V. Jankélévitch : Plus d’une fois nous nous demandons où elle s’est enfuie, notre vie morale, en quoi elle consiste, et si même elle consiste en quelque chose ! Or, c’est précisément dans ces instants, où elle est sur le point de s’échapper, où nous désespérons de l’attraper, qu’elle est le plus authentique : il faut alors saisir au vol l’occasion dans sa vive flagrance !49 Étant donné la vision si large et si complexe sur le concept d’éthique, nous nous concentrerons cependant sur le texte garyen qui est une fiction littéraire et qui, selon Gary, reste l’instrument fondamental pour explorer la vie humaine avec ses questionnements métaphysiques et avec ses enjeux qu’elle pose dans la réalité quotidienne et au long de l’Histoire. Ainsi naît la conviction de Gary que la littérature et l’art en général peuvent améliorer, voire parfaire, l’homme et son existence, y compris sa moralité. La vie de l’homme, vue comme œuvre d’art et de perfection est une idée qu’il invoque dans presque chacun de ses romans ; elle démontre une grande perméabilité entre des domaines comme la littérature, l’Histoire, la philosophie ou encore la sociologie. C’est aussi dans cette perspective de coexistence de plusieurs champs d’approche que doit être envisagé notre projet éthique dans l’œuvre romanesque de Gary.

Quant à l’ensemble de notions éthiques que nous présentons dans le contenu de notre étude, le lecteur observera qu’elles lui sont familières. Nous les avons reprises telles qu’elles figurent dans la collection «Morales», parce qu’elles définissent, dans notre optique, au plus juste la moralité des personnages garyens. Cependant, nous aborderons ces notions dans la vision du romancier, selon le contexte de ses romans et selon la particularité de ses personnages. Nous avons également ajouté deux chapitres séparés qui traitent du «rire» et de la «mémoire» en tant qu’instruments à travers lesquels se réalisent les valeurs éthiques présentes chez Gary. L’auteur en use fréquemment dans son œuvre pour mettre en évidence,

48 Régine Dhoquois, La Politesse, Éditions Autrement, Paris, 1991, les propos de la couverture intérieure du volume.

49 Vladimir Jankélévitch, Le Paradoxe de la morale, citation mise en exergue dans chaque volume de la série

«Morales», sans d’autres références bibilographiques.

d’un côté, les valeurs proprement dites et, de l’autre, pour justifier le comportement souvent contradictoire des personnages. Ainsi, bien que ce soient des aspects auxiliaires, mais ayant un rôle important dans la sphère éthique, on a jugé nécessaire de les prendre en considération. Nous essaierons de mettre en relief chaque catégorie morale également en ce qu’elle implique d’excentrique et de paradoxal – car Gary lui-même use de ce type de perspective dans sa fiction, selon sa devise que l’homme doit être présenté et compris dans la multitude de caractères et d’identités qu’il peut adopter à chaque instant (P. Sg., 71-72 ; L.

Nuit, 315 et 319). La perspective de Gary sur ce sujet tente ainsi d’être «totalisante»50 et nous en tiendrons compte par la suite dans l’élaboration de son système de valeurs.

Ce qui distingue les concepts éthiques que nous présenterons est le principe de limite.

La moralité commence au moment où l’homme s’enquiert de la limite de ses actions et de sa nature et au moment où il en devient conscient. Chez Gary, ce principe de limite se traduit par la «faiblesse» de la condition humaine. Ce n’est qu’avec cette perspective que des concepts éthiques comme le pardon, la tolérance, la résistance, la fidélité, etc. deviennent possibles. Concernant ce principe de limite, un dernier aspect est à prendre en considération, en l’occurrence celui d’autrui, car, si on devient conscient de ses propres limites, cela se réalise aussi dans la façon dont on se situe par rapport à l’autre : par exemple, une limite de communication ou une limite de compréhension. Le mérite des valeurs morales réside dans leur capacité de respecter cette limite ainsi que dans leur capacité d’ériger un code de conduite et de dialogue en dépit de ce «défaut» de la condition humaine. Il faut souligner que le respect de cette limite garde en plus le «principe de vie» et le droit à la vie de l’individu, et cet aspect a été observé par la plupart des auteurs de la série «Morales» que l’on vient de mentionner. Lorsque ce «principe de vie» est enfreint et minimisé, on a affaire au crime et à la destruction. Gary, de son côté, le démontre à plusieurs reprises lorsqu’il peint des cadres de guerre ou de divers autres conflits sociaux.

a.) Vision sommaire sur notre paradigme axiologique

Si on regarde plus attentivement l’ensemble de valeurs présentes dans la prose de Gary, on aboutit à la conclusion que la responsabilité est porteuse d’une charge spéciale par rapport aux autres notions éthiques énumérées, et qu’en fait elle comprend dans son champ éthique toutes celles-ci. C’est pourquoi nous nous sommes décidée à l’aborder en dernier

50 Le projet de Gary ressemble à celui des naturalistes par l’idée que la littérature peut devenir un instrument de recherche de la nature humaine; à l’encontre des naturalistes, Gary se fie spécialement à l’imagination à l’aide de laquelle il „remythifie“ souvent la réalité devenue laide ou atroce.

lieu : en nous confrontant tout d’abord à des valeurs telles que le pardon, la justice, la tolérance, etc., on a affaire implicitement aux divers sens de la responsabilité. Ainsi, la traitant séparément à la fin, il est plus aisé de comprendre son sens et son importance dans l’ensemble éthique que l’on vient d’ériger. Les autres valeurs morales que nous allons analyser présentent à leur tour certains aspects communs, et d’ici un possible rapport à établir entre elles. Le travail s’ouvre avec les concepts de pardon et de justice car ils jouent un rôle très important dans l’œuvre de Gary, surtout pour ce qui est du second. Ce sont des thèmes chers à l’auteur, spécialement à ses débuts. Nous rappelons que Gary s’engage dans la carrière d’écrivain avec des romans comme Éducation européenne, Le Grand Vestiaire, Les racines du ciel et La promesse de l’aube, et ceci est l’ordre chronologique des parutions. Or, dans les premières œuvres citées, le contexte est principalement celui de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre. Étant donné qu’il s’agit d’une période vécue par l’auteur lui-même, la question se pose de savoir qui est en effet coupable des tragédies qui se produirent dans cette période de l’Histoire. Gary débat à travers divers personnages l’idée de la culpabilité et de la conscience de cette culpabilité, et s’enquiert de la viabilité du pardon vis-à-vis de cette situation inextricable et difficile à juger. C’est pourquoi nous nous sommes décidée à ouvrir notre série de notions éthiques avec le pardon et d’enchaîner avec la justice ; l’idée de justice est sous-jacente à celle de pardon. De plus, la justice traverse toute l’œuvre de Gary avec l’une des acceptions majeures qui investit notamment la littérature et le roman du pouvoir de «rendre justice» à ceux qui la recherchent désespérément.

L’idée de justice est à l’origine du classement des autres concepts éthiques : pour atteindre celle-ci, il y a une lutte constante qui s’impose, mais sans courage et sans obstination, le projet justicier risque de s’évanouir. Nous insisterons dans le chapitre consacré au courage et à la résistance surtout sur cette dernière qui s’imbrique chez Gary avec le mouvement de la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est à noter que l’auteur traite dans ses romans la résistance et le courage comme des vertus complémentaires : l’absence de l’une empêche la manifestation de l’autre, surtout pour ce qui est de la résistance sans courage. Tenant compte de ces considérations, il est apparu plus juste de les aborder dans un même chapitre. Nous procèderons de la même façon avec les concepts de «tolérance et de respect» et «d’honneur et de politesse». Dans les deux cas, on pourrait juger notre choix de paires éthiques quelque peu aléatoire, car l’honneur ferait tout aussi bien partie du respect, et la politesse, de son côté, se rattacherait autant au respect qu’à l’honneur. Nous avons considéré, cependant, en opérant ce choix, que la tolérance et le respect sont deux aspects inséparables, parce que sans respecter et essayer de comprendre

autrui, on ne peut pas non plus lui témoigner de la tolérance. Par ailleurs, en ajoutant le respect dans le titre du chapitre destiné à la tolérance nous renforçons le champ sémantique de celle-ci. Le respect, ayant pour fonction de mieux comprendre le sens de la tolérance, se trouve donc en seconde position dans le titre de ce chapitre. Quant à la paire que constituent l’honneur et la politesse, l’idée de respect est déjà sous-entendue, car que sont l’honneur et la politesse sinon des formes de respect. Par ailleurs, les personnages de Gary, qui se distinguent par des marques spéciales d’honneur extérieur, manifestent une grande politesse. C’est-à-dire que dans leur conception, l’honneur public va de pair avec la maîtrise des règles de politesse ; pour eux, les deux vertus sont difficiles à dessouder. Nous voulons encore préciser que «la tolérance et le respect» succèdent au «courage et à la résistance» en raison d’une logique sémantique : lutter vaillamment sans tenir compte de la tolérance et tout en négligeant le respect minimal que l’on doit à autrui, qu’il soit ennemi ou non, peut transformer cette action en crime et donc déjouer les belles intentions initiales. Pour ce qui est de l’honneur et de la politesse, on a pensé que, considérant leur lien au respect, il serait approprié de continuer avec ces notions. En ce qui concerne les derniers chapitres concernant le paradigme axiologique, notons que la fidélité a des rapports étroits avec la mémoire mais aussi avec la responsabilité. Cependant, nous nous y référons séparément parce que c’est une valeur qui détermine toutes celles présentées antérieurement. Le rire avec ses reflets ironiques et la mémoire occuperont une partie séparée dans le présent travail, étant considérés comme des moyens qui permettent la manifestation des valeurs ou qui les mettent en évidence. Rappelons que, selon Gary, le rire est son instrument préféré pour différencier la non-valeur de la valeur authentique et qui, de plus, engage le sujet à assumer les autres valeurs morales.

Il est important à présent, vers la fin de notre revue des chapitres, d’exposer notre position sur le thème de l’imagination chez Gary, qui est obsédant dans son œuvre et qu’il érige souvent par le biais de ses personnages en éthique et, même, en seule éthique salutaire pour l’homme. Nous n’allons pas, néanmoins, réserver un chapitre en soi au rôle de l’imagination dans l’œuvre garyenne, car en traitant des diverses valeurs morales, on évoquera implicitement l’imagination. Si les personnages se créent un système de valeurs, ce n’est que grâce à la force de l’imagination qui équivaut à l’espoir de quelque chose de meilleur et de fiable. Il y a, enfin, dans presque tous les romans un personnage qui incarne ce type d’imagination «éthique», qui est donc une imagination pratiquée avec conséquence et dans un but précis : libérer, d’un côté, illusoirement l’homme de sa condition mortelle et fragile, et améliorer, d’un autre côté, sa vie quotidienne ainsi que celle des autres. Les

personnages garyens qui se distinguent par une conduite honorable, polie, courageuse, disposée à pardonner, etc. le doivent à leur imaginaire et à leur fidélité envers celui-ci. La conviction de Gary est que l’imaginaire influence la réalité, et, afin que cette influence ne soit pas néfaste et destructrice, il faut que l’homme cultive son imagination surtout à travers la beauté et à travers un certain esthétisme. De là l’étroite relation entre éthique et esthétique chez l’auteur, expliquée aussi dans son essai Pour Sganarelle :

C’est le moment où l’esthétique se fait éthique, où la beauté, la qualité du chef-d’œuvre commencent à exercer un commandement spécifique et déterminent une conduite, un choix, une action, où elles désignent des valeurs et offrent un critère à la recherche d’une idéologie et d’une société. Dès que cesse l’apport vivifiant de l’esthétique, dès que cesse la remise en question par la beauté de toute réalisation, la morale se fait formelle […].(P. Sg, 209.)

La citation exprime le crédo de l’auteur concernant l’esthétisme. Pour lui, celui-ci est existentiel, bien articulé et engagé. Ce n’est plus un esthétisme en soi, de l’art pour l’art, mais un esthétisme aux prises avec l’existence et en étroite liaison avec la condition humaine. Gary souligne cette idée à travers son œuvre, dont nous offrons encore une citation pertinente – il s’agit de La Nuit sera calme, plus précisément du passage où il expose son point de vue sur la jeunesse de son temps : […] ce nouveau besoin de l’art vécu [chez les jeunes] n’est plus fuite dans l’irréalité, mais recherche d’un mode de vie. Il y a une jeunesse qui ne veut plus se soumettre au gagne-pain comme existence. (L. Nuit, 112.) Ce mode de vie esthétisé est un aspect majeur dans l’éthique postmoderne, qui est relevé par l’étude de Bauman et analysé minutieusement par l’essai de Michel Maffesoli51. C’est pourquoi on s’appuyera dans notre travail autant sur les observations de Bauman que sur celles de M. Maffesoli : dès qu’il est question de mettre en évidence des valeurs à travers une éthique esthétisée et imbue d’un imaginaire singulier, les remarques des deux auteurs cités, dont spécialement celles de M. Maffesoli, viendront étayer notre interprétation.