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La tolérance comme acquis culturel et personnel

B. Le système des valeurs chez Gary

IV. LA TOLÉRANCE ET LE RESPECT

4. La tolérance comme acquis culturel et personnel

Morel n’abandonne pas du tout son combat pour les éléphants et pour la réhabilitation de la dignité humaine, en dépit de ses ennemis et du manque de soutien. Il comprend l’attitude intolérante des indigènes, mais aussi celle des blancs qui attaquent ces bêtes majestueuses. Le narrateur Saint-Denis précise que le protagoniste réussit à fournir périodiquement des vivres pour la tribu des Oulés, cependant les membres de celle-ci continuent la chasse à l’éléphant. Quant aux braconniers européens, leurs activités sont injustifiées puisqu’ils n’agissent pas par manque de nourriture ou pour leur survie ; dans leur cas, c’est plutôt le plaisir et l’avidité d’argent qui les poussent au braconnage. Ces deux catégories de personnes profitent de l’absence temporaire ou d’une courte perte d’attention de la part de Morel, pour s’adonner à leurs vieilles habitudes criminelles. On se demande alors d’où provient ce manque de tolérance, de compréhension pour l’engagement et pour les idées du protagoniste. La raison de ce comportement étrange nous est dévoilée par Morel lui-même - l’absence d’un niveau de vie normal et propice à l’épanouissement de l’être

207 Bauman, 60: I suggest, on the contrary, that morality is endemically and irredeemably non-rational – in the sense of not being calculable, hence not being presentable as following impersonal rules, hence not being describable as following rules that are in principle universalizable. The moral call is thoroughly personal; it appeals to my responsibility, and the urge to care thus elicited cannot be allayed or placated by the awareness that others do it for me […].

humain : […] voilà pourquoi la chose la plus urgente à faire […] était d’élever le niveau de vie de l’indigène africain. Cela faisait partie de son [de Morel] combat, de sa lutte pour la protection des éléphants. C’était la première chose à faire, si on voulait sauver les géants menacés. (Les Racines, 190.) Or le niveau de vie comprend non seulement la nourriture, mais aussi une culture, une civilisation, qui en est encore à un stade primitif chez les tribus africaines présentées dans le roman. Cette raison du manque d’un niveau de vie adéquat ne va pas de pair, pourtant, avec la situation des braconniers européens. Ceux-ci ont les modèles de la culture et de la civilisation, et la logique de leurs gestes et de leurs actes ressemble encore à celle des indigènes primitifs. Que s’est-il passé alors ? Pourquoi ce résultat ?

Gary nous donne, cette fois-ci aussi, la réponse par l’intermédiaire d’un personnage quelconque, un vieil instituteur noir (Les Racines, 190) : la cause appartient au surplus de culture et de civilisation qui a écarté l’homme de la nature et des «racines du ciel». Ce personnage anonyme adresse son observation à Morel et à ses éléphants ; Morel est, d’après lui, un Européen repu, un bourgeois rassasié qui, pour s’échapper au milieu étouffant de la civilisation démesurée, a inventé les éléphants. On remarque que le surplus de la culture a déclenché deux comportements différents : Morel continue de soutenir l’importance de la culture et de la civilisation, pratiquées cependant de la sorte que l’équilibre avec la nature ne soit pas affecté – donc qu’il y ait un respect réciproque entre les deux. Quant aux braconniers, la civilisation les a aliénés de la nature, puisqu’ils croient pouvoir la dominer et se servir de ses ressources à outrance. Le personnage Waïtari, le chef Oulé, dénonce avec véhémence ce comportement comme une stratégie politique destructrice, adoptée par le capitalisme mondial dans l’exploitation éhontée des richesses naturelles de l’Afrique (Les Racines, 144). Morel, par contre, est persuadé qu’avec un certain niveau de vie et de culture, l’homme commence à mieux comprendre la nature et les lois qui la gouvernent, il apprend à développer des stratégies pour être en harmonie avec elle. L’une de ces stratégies est justement la tolérance qui suppose une interaction entre au moins deux personnes ou deux éléments, et dans ce rapport il faut qu’il y ait de la réciprocité afin qu’il fonctionne. Alain Deniau208 étaie l’idée que la tolérance est en grande partie une acquisition, donc le fait que la nature de l’interaction entre les individus dépend de leur acquis culturel : il relève le fait que dans les mythes il y a toujours un conflit avec l’autre dont il faut se débarrasser ou qu’il faut même détruire ; l’altérité se montre ainsi souvent fragilisée et en danger. L’auteur de l’article pense, par contre, que notre civilisation contemporaine s’origine dans la mise à distance des mythes, ce qui est fondamental pour une société moderne, démocratique. On aboutit ainsi à une nouvelle

208 Alain Deniau, Quelle mouche l’a piqué ?, in Sahel, La Tolérance, 75.

réflexion sur les rapports qui devraient s’établir entre les individus, et une nouvelle éthique remplace celle connue dans les mythes : il ne s’agit plus d’un comportement instinctif, spontané, mais d’une attitude réfléchie où l’on a pesé le pour et le contre avant de réagir.

C’est ainsi que naît la tolérance, voire le respect, qu’on pourrait décrire maintenant comme une éthique qui est à même de préserver de bons rapports entre les individus et qui vainc l’impulsion de la destruction de l’autre. Nous constatons que par les exemples contradictoires du roman avec les personnages de Morel, de Waïtari et les braconniers, Gary souligne le paradoxe de l’intolérance au milieu de la tolérance voire de la civilisation. Il arrive souvent qu’à l’intérieur de celle-ci l’intolérance et le manque de respect éclatent. Cette observation nous porte au phénomène de caste, spécialement connu en Inde, imposé par la haute société du pays qui se veut civilisé et cultivé. Les intolérances manifestées au cours de toute l’histoire humaine et dont le processus continue encore actuellement, pourraient s’expliquer ainsi par un atavisme qui caractérise le comportement humain et la nature humaine en dépit de l’existence d’une civilisation et même en dépit de cette mise à distance des mythes dont parle Alain Deniau. Un écart trop poussé vis-à-vis de la nature de l’homme et de sa condition ainsi qu’un excès de culture favorisent la réapparition de l’intolérance.

On observe, par ailleurs, un autre trait significatif de Morel et de ses éléphants : nous avons relevé dans le chapitre consacré aux éléphants que ceux-ci sont, outre leur présence physique et réelle, une création de l’imagination humaine pour résister aux vicissitudes de la vie, mais aussi pour vivre en harmonie avec l’altérité. Morel aussi est considéré dans le roman comme un personnage véridique, qui a existé et que beaucoup d’autres figures ont côtoyé. Cependant, il est vu par d’autres personnes comme une invention, comme une légende forgée en des buts politiques :

Ils [les Américains] sont convaincus, là-bas, que le gouvernement français a inventé de toutes pièces Morel pour couvrir la véritable cause des désordres, qui résiderait dans les aspirations nationalistes des populations autochtones. D’ailleurs, l’idée même des éléphants les irrite prodigieusement à Washington, ils disent que les Français, au lieu de travailler, s’occupent encore de frivolités. (Les Racines, 165.)

Les autorités tchadiennes et françaises essayent, en plus, de s’emparer de Morel, mais ils perdent, curieusement, chaque fois sa trace. Morel et ses éléphants acquièrent ainsi le reflet d’une fiction réalisée délibérément par des politiciens ou par des imposteurs. Saint-Denis souligne l’image recomposée de Morel à plusieurs reprises dans la trame romanesque : en tant que second narrateur, il construit l’image de Morel de ses propres rencontres avec celui-ci mais aussi des dires des autres. Il se sert dans ce but de formulations telles : On a dit de Morel qu’il […], On a affirmé gravement qu’il […], dans une ou deux vieilles revues […] une explication […] ; il paraît que les éléphants que Morel défendait […] (Les Racines, 16-17.) Ce sont

des affirmations qui instaurent le doute quant à la personne de Morel et de ses actions.

L’image de Morel et de ses éléphants se construit peu à peu à travers divers témoignages ou souvenirs consignés par d’autres personnages. C’est pourquoi certains doutent de la véritable existence de Morel, considérant toute son histoire comme une invention créée dans un but politique ou de propagande. Notons que la majeure partie du roman est composée du second narrateur, Saint-Denis, en tant que témoignage adressé au Père Tassin, puisque celui-ci affirme avoir lui-même rencontré le protecteur d’éléphants. Saint-Denis, comme témoin direct du personnage autour duquel il construit la narration du roman, crée une image de personnage véridique quant à Morel. C’est pourquoi il se permet de commenter, de son point de vue, le projet audacieux et intriguant à la fois de celui-ci :

Il paraît que les éléphants que Morel défendait étaient entièrement symboliques et même poétiques, et que le pauvre homme rêvait d’une sorte de réserve dans l’Histoire, comparable à nos réserves africaines, où il serait interdit de chasser, et où toutes nos valeurs spirituelles […], et tous nos vieux droits de l’homme, véritables survivants d’une époque géologique révolue, seraient conservés intacts pour la beauté du coup d’œil et pour l’édification dominicale de nos arrière-petits-enfants. (Les Racines, 17.)

De son point de vue, les actions de Morel n’ont pas de contenu politique ; sa défense a plutôt une portée esthétique dans le sens que Gary expose dans son essai Pour Sganarelle, à savoir que la beauté, que ce soit celle des lettres, des idées ou celle plastique, lorsqu'elle est propagée dans le monde entier, elle peut le changer en faveur de la fraternité, du respect et de la tolérance entre les hommes. Le premier narrateur des Racines du ciel, encore un narrateur omniscient, mais sans nom et sans aucune implication dans la narration du roman, est le dépositaire des faits relatés par Saint-Denis. La présence de ce narrateur qui recueille l’histoire de Morel, souligne l’importance des événements présentés par Saint-Denis. Le fait que le protagoniste reste finalement introuvable par les autorités africaines et françaises et que, de cette raison, le second narrateur s’appuie de temps à autre sur les dires ou les témoignages des autres, crée un effet de doute et de fiction quant à l’existence de Morel.

Même ainsi, il y a pourtant l’histoire audacieuse qui résiste dans le temps et son contenu de fraternité et de tolérance. Cette histoire, qui prend la forme d’une véritable légende, est un fait de culture et, par cela, elle peut influencer la perception des individus sur des valeurs comme la tolérance ou le respect dans une communauté, mais aussi, en général, entre diverses communautés. La présence des deux narrateurs omniscients dans le roman contribue à considérer le noyau narratif, à savoir l'histoire de Morel, comme une légende, comme un fait de culture, qui doit être répandu : Saint-Denis la transmet au Père Tassin, un religieux mais également un homme de science célèbre par ses recherches de biologie et d’anthropologie ; quant au premier narrateur, celui-ci est supposé la transmettre à un public

plus large, à savoir aux lecteurs de l’œuvre Les Racines du ciel. Le partage d’un fait de culture ou d’une œuvre d'art transforme, selon Gary209, l'éthique et même une civilisation grâce à l’élément esthétique contenu dans les faits de culture. La tolérance dont fait preuve Morel est le résultat de tout un acquis culturel et historique de son pays d’origine, la France, mais aussi de l’espace géographique de celle-ci, l’Europe. En construisant une légende à partir des exploits de Morel, c’est intégrer le personnage dans cet acquis culturel de l'Europe et c'est enrichir en même temps ce dernier. Ainsi, la perception des valeurs qui sous-tendent une société ou une civilisation peut se renouveler sans pour autant perdre son rapport avec l’ensemble historique de l’acquis culturel en question.