Au printemps 1942, on note une forte augmentation d'arrivées de ci-vils, ils s'agit de réfugiés de religion
juive,
provenant en grande majorité des Pays-Bas, de la Belgique et de la France occupée. Cet afflux, allantcrescendo, est la résultante du harcèlement systématique mis en place aussi bien par l'Allemagne nazie dans les pays occupés que par certains
«Gouvernements» de ceux-ci, comme
l'Etat
français du maréchal Pétain: le port obligatoire del'étoile
jaune dès l'âge de six ans, la mise àpied des fonctionnaires et des magistrats,
l'interdiction
de continuer à pratiquer son métier ou sa profession, le séquestre des biens et leur mise sous administration forcée. Enfin et surtout, la mise en route du plan d'anéantissement du peuplejuif,
conformément aux décisions prises par les nazis enjanvier
1942 et ayant pour conséquence rafles, internements, incarcérations dans des camps de concentration, les «camps de lahon-te»'",
dans lesquels, dès septembre 1939, les ressortissants des pays en-nemis (l'Allemagne, l'ex-Autriche,l'Italie),
de même que les apatrides, dont de nombreux Juifs, avaient été parqués. Dès le début de 1942,il
faut ajouter d'autres camps de concentration, tels ceux d'Ecrouves enMeurthe-et-Moselle, de Bordeaux, et bien entendu de Drancy, de sinistre mémoire. De ces camps français partiront 75000 personnes, hommes, femmes et enfants, vers les camps d'extermination. Du camp de concen-tration de la caserne de Malines en Belgique, 25000 personnes seront déportées. Aux Pays-Bas, un camp avait été établi dès le printemps de 1939 à Westerbork, dans la province de Drenthe, à 30 kilomètres seule-ment de la frontière allemande, et utilisé, dès octobre 1939, pour
rece-voir
les Juifs allemands et apatrides. En mai 1940, lors de l'invasion al-lemande, ce camp comptait 800 «résidents». Le 1"juillet
1942, ce camp passa sous contrôle allemand; jusqu'àfin
1944, 100000 personnes fu-rent déportées vers les camps d'extermination àpartir des Pays-Bas.Des 200000 personnes déportées à partir de la France, de la Belgique et des Pays-Bas, et dont la quasi-totalité était
juive,
bien peu survécurent ou réussirent à s'échapper des convois de la mort. J'ai retrouvé, par ha-sard, trace d'un de ces miraculés, qui a également connu le rata distribué par le geôlier Jolissaint œuvrant à la prison de district à Porrentruy, en amont du temple protestant. Ce bâtiment, rasé il y a une vingtaine d'an-nées, était recouvert d'un enduit vieux-rose, afin sans doute de le rendre plus accueillant.Gedeon Szaja Pawlowicz, né à Warta en Pologne le 20 décembre 1916, de nationalité polonaise, accomplit son service militaire de
juin
1937 à
juin
1938, avec le grade de sergent, au 29'' Régiment de chas-seurs, puis, s'étant expatrié,il
s'établit à Bruxelles, rue de Venise 16. Il poursuivit ses études d'ingénieur-chimiste etfut
le chef de la Jeunesse sioniste de Bruxelles. Dès le début de 1942,il
est recherché à ce titre par la Gestapo. Pris dans une rafle,il
est transféré à la caserne de Malines, transformée en camp de concentration, et déporté par le convoiXX
du19 avril 1943, de 1631 personnes, dont 262 enfants de moins de 16 ans.
Au cours du transport, entre Boortmeerbeck et Wespelaer, 231 déportés tentèrent de s'échapper; 26 seront abattus par les tirs de mitraillettes de
l'escorte allemande, mais la plupart des autres réussiront, dont Gedeon Szaja Pawlowicz. Sur les 1400 déportés arrivés à Auschwitz, 897 seront immédiatement gazés, alors que 521 seront immatriculés; sur ces der-niers, seuls 150 survivront et seront libérés le 8 mai 1945
Gedeon P. survit ensuite dans la clandestinité mais le terrain devenant brûlant,
il
quitta Bruxelles pour la Suisse le 21 novembre 1943.Il
fran-chit la frontière franco-suisse dans le secteur de Bure, aidé par deux pas-seurs restés inconnus;
il
se rendit à Porrentruy, et de là téléphona à sescopains belges sionistes internés à
l'Institut
Monnier, à Versoix dans le canton de Genève. Ceux-ci lui enjoignirent de s'annoncer au poste de police à Porrentruy.Il
s'annonça le 25 novembre 1943 à la Gendarmerie d'armée, installée dans le bâtiment del'Hôtel
Suisse, à la rue de la Pré-fecture.Il
fut interrogé par le cpl GA G. Eberlé, passa la visite sanitaire effectuée par le médecin de frontière, le D''Victor
Mandelert.Il
restadeux jours à la prison de district, puis
il
fut transféré à Lausanne.Il
fut autorisé à poursuivre ses études d'ingénieur-chimiste à Genève, et obtintune bourse mensuelle de la Légation de Pologne à Berne.
Il
quitta la Suisse pour la Palestine le 1" mai 1945 et s'établit plus tard à Paris sous le nom de Gideon PeryJ'ai constaté, à la lecture de son dossier,
qu'il
n'ajamaisfait
état de sadéportation ratée par le convoi
XX.
Le plus souvent, et pour des raisons relevant du domaine du psychisme, les survivants et miraculés ont un sentiment de culpabilité envers ceux qui n'ont pas survécu àl'Holocaus-te et envers leurs proches, et préfèrent faire sombrer leurs souvenirs dans un oubli total.
Je ne vais pas m'étendre sur le contenu des instructions et contre-ordres successifs établis entre 1939 et 1945 par les services de Roth-mund et adressés aux gouvernements cantonaux, aux commandements des arrondissements territoriaux et des corps de police cantonaux, ceci étant minutieusement décrit dans plusieurs ouvrages, notamment dans le rapport Ludwig, publié en 1957, surmandat du Conseil fédéral.
En revanche,
il
est important de relever que les initiatives du chef de la Division de police du DFJP, souvent dictatoriales, n'étaient même pas soumises à son supérieur, le conseiller fédéral Eduard von Steiger, qui, consciemment ou non, laissait la bride sur le cou à Rothmund. Ce der-nier, tout féru de sa haute mission salvatrice tendant à la sauvegarde de la «suissitude» de sa patrie, mû par la hantise de «l'Ueberfremdung»pardes individus inféodés à diverses errances de
l'Est
de l'Europe et des Balkans (bolchevisme, marxisme, trotskisme, communisme, etc.),pous-sé par sa haine et son anxiété face au «Lumpenproletariat», par ses pré-vendons viscérales envers les populations israélites de l'étranger qui au-raient menacé la Suisse «d'enjuivement», décida, avec l'approbation ta-cite du Conseil fédéral, de restreindre de façon draconienne l'entrée en Suisse de réfugiés
juifs,
mais surtout de ceux originellement issus depays de
l'Est
ou des Balkans. Les motivations de Rothmund n'étaient pas uniquement anti-juives, mais relevaient également de la xénophobie.J'irai
jusqu'à déclarer que la tendance au refoulement par les autorités suisses des réfugiésjuifs -
et même non-juifs-
croissait proportionnel-lement en fonction directe de l'éloignement de leur lieu de naissance par rapport aux frontières de la Suisse, et en fonction de leur nationalité ou de leur état d'apatride.J'ajouterai encore que M. Rothmund jouait au matamore et au déci-deur divin
lorsqu'il
se trouvait àl'intérieur
de son poste de commande-ment au bas de la Marzilibahn, entouré de ses fidèles et zélés collabora-teurs. Il allait jusqu'à refuser ou diminuer, d'un coup de crayon-encre ra-geur, la demande d'internés civilsjuifs
demandant quelques dizaines de francs à prélever de leur compte personnel bloqué auprès du siège cen-tral de la Banque Populaire Suisse à Berne, destinés à l'acquisition de souliers, de brosses à dents et autres dépenses de première nécessité.En revanche,
j'ai
personnellement le ferme sentiment que M. Roth-mund était un couard de premièrelorsqu'il
vaquait à cequ'il
estimait faire partie de sa divine mission, etqu'il
se trouvait entouré denom-breuses personnes étrangères à son service.
A
titre d'exemple,je
puis mentionner qu'au cours d'une visite d'inspection le long des frontières jurassiennes,il
s'est trouvé, le 8 août 1942, au poste de douane de Bon-court, alors qu'un groupefamilial
de 18 personnes, allant du grand-pèreau nourrisson, de nationalité polonaise mais domicilié à Bruxelles''' ve-nait d'arriver, tentant d'obtenir asile et protection en ce pays. Quelqu'un ayant déclaré à Rothmund que ces gens devaient être refoulés,
il répon-dit qu'il
n'était pas venu pour refouler des gens, mais uniquement afin de se renseigner c/e v/su. N'empêche que, rentré précipitamment à son PC personnel à Berne,il
se met immédiatement au travail, en l'absence de M. von Steiger, alors en vacances à Zermatt puis au Mont-Pélerin, etsans en référer à son supérieur, concocte ses nouvelles instructions du 13
août 1942, bloquant en
fait
l'arrivée en Suisse des réfugiésjuifs. Il
visaitdeux objectifs: d'une part interrompre l'arrivée massive de réfugiés
juifs,
et d'autre part émettre un signal àl'intention
de ceux qui envisa-geaient de quitter les Pays-Bas, la Belgique ou la France occupée pourse rendre en Suisse, afin
qu'ils
renoncent à leurs projets, la Suisse ayant fermé complètement ses frontières.Ces nouvelles instructions ont déclenché un tollé général, lettres de parlementaires, d'ecclésiastiques, d'organisations caritatives et
reli-gieuses et de nombreux articles dans la presse, dont la /Va/Zona/ Ze/rimg de Bâle, le Démocrate de Delémont. Ces interventions provoquent l'an-nulation pure et simple vers
fin
août 1942, du Diktat de Rothmund, pouren revenir aux directives antérieures, déjà rigoristes d'ailleurs.
J'estime indispensable de mentionner
ici
une vive réaction écrite, da-tée du 27 août 1942, émanant de la Direction de police du canton deBerne, s'élevant violemment contre l'ukase de Rothmund, et dont le contenu est à applaudir vivement, ne serait-ce que rétrospectivement; ce texte est en allemand, et
je
vais essayer de le traduire et de le résumer comme suit :La Direction de police du canton de Berne a de la compréhension en-vers les efforts des autorités fédérales tendant à diminuer ou empêcher un afflux important de réfugiés à nos frontières. Les circonstances ac-tuelles diffèrent de celles régnant au cours de la Première Guerre mon-diale, alors que des réfugiés en provenance des deux camps de belligé-rants franchissaient nos frontières. Cette fois-ci, les réfugiés ne provien-nent que d'un seul côté du front.
Il
faudrait donc, afin de contenir cetaf-flux
de réfugiés, fermer nos frontières. Nous sommes prêts à le faire; sinous n'agissions pas ainsi, ceci équivaudrait à une prime délivrée à ceux tentant d'entrer illégalement en Suisse, alors que ceux qui déposent, par la voie légale, des demandes de visas d'entrée, voient leur demande re-fusée et ne sont donc pas autorisés àvenir en Suisse.
Les instructions actuelles, notamment celles du 25 août 1942, démon-trent une politique sans cœur et même brutale. Le refoulement de réfu-giés ayant été hébergés par des citoyens suisses durant plusieursjours ou semaines, sont comparables, par leurs effets, aux méthodes que nous ré-prouvons et qui sontpratiquées par les belligérants.
C'est ainsi que le droit d'asile, qui de tout temps nous a valu, auprès de tous les peuples, respect et considération, est remis en question. Jus-qu'à présent, aucune voix ne s'est élevée tendant à
justifier
cette poli-tique du refoulement. Nous recevons quotidiennement des demandes ur-gentes pour mettrefin
à ce traitement inhumain des réfugiés. Des per-sonnalités connues émettent des mises en garde. L'historien connu, le D''Arnold Jaggi, de Berne, déclare:
Parces re/otdemenA, on reprcnc/r/e /a Sw/sse «ne gra«r/epartie r/e ce
c/«i nous avait va/u consideration, con/?a/zce et/avewr divine (SegenJ.
Au lieu de les refouler, nous ferions mieux de placerces réfugiés dans
des camps, à titre transitoire, et durant un certain temps. Dans l'ancien camp des Polonais, à Büren s/Aar,
il
y aurait de la place pour beaucoupde monde.
Il
est hors de question que les cantons prennent le coût de la nourriture à leur charge.Le rassemblement dans des camps et la surveillance des réfugiés ré-duiraient les risques encourus (certains éléments indésirables parmi les réfugiés, le fait que notre pays pourrait encore être le théâtre d'opéra-tions de guerre).
Grâce à un tel traitement des émigrants, dont la plupart sont des per-sonnes honorables, nous rejoindrions les conditions équitables auxquel-les auxquel-les réfractaires et déserteurs sont soumis.
Il
est, en définitive,diffici-lement tolérable qu'un déserteur jouisse de la protection en ce pays, alors qu'un réfugié politique est refoulé »
Dès 1992, je m'étais lancé dans la recherche de traces de passages, de refoulements et d'internements de nombreuses personnes juives le long
des frontières de
l'Ajoie,
surtout dès le printemps 1942. Les dossiers consultés aux Archives fédérales contenaient bien les données des per-sonnes, juives et non-juives, civiles et militaires, ayant été accueillies en Suisse dès le 3 septembre 1939 ou qui s'y trouvaient à cette date, en ins-tance d'émigration vers d'autres cieux, notamment outre-mer. Il existe à Berne environ 45000 dossiers personnels ou familiaux, mentionnant l'identité (souvent une photo), la date, le lieu et les circonstances du franchissement de la frontière. Ces dossiers contiennent les données per-sonnelies de 62000 personnes civiles qui ont bénéficié de l'asile en Suisse entre 1939 et 1945, dont 28000 juifs"". A la suite de nombreusesrecherches ardues, tant aux Archives fédérales qu'aux Archives canto-nales, l'épluchage des dossiers de police et des registres d'écrou,
il
a étépossible de retrouver trace de 24000 refoulements de civils,
juifs
etnon-juifs
confondus,'"' entre début septembre 1939 et 1945; l'étatcivil
de 12000 d'entre eux a pu être déterminé (nom, prénom, nationalité, date de refoulement); en revanche, les 12000 autres ne sont connus que sta-tistiquement. Je m'explique: le second chiffre de 12000 personnes res-sort des rapports périodiques émanant surtout des directions des arron-dissements douaniers. Les 2/3 des 24000 refoulements concernent des personnes de religion ou d'ascendance juive, soit env. 16000 per-sonnes'". Je me suis également attelé à la recherche d'autres sources possibles de renseignements concernant les refoulements.Le hasard, la chance et l'entêtement aidant,
j'ai
déniché certainessources inexplorées, dont:
a) De nombreux témoignages émanant de survivants internés ou re-foulés, disséminés sur toute la planète, de même qu'en Suisse et maintenant détenteurs de passeports rouges à croix blanche.
b) Les registres d'écrou de l'époque (ceux de Porrentruy en particu-lier) mentionnant les coordonnées de nombre de réfugiés adoles-cents ou adultes de sexe masculin, placés là avant leurrefoulement ou leur internement en Suisse. Sur la lancée
j'ai
ensuite répertoriéles personnes juives apparaissant dans les registres d'écrou de Berne-ville, de Saint-Antoine à Genève, des six prisons de district du canton de Neuchâtel, Neuchâtel-ville inclus, de même que 63 registres d'écrou se rapportant aux 16 prisons et pénitenciers vau-dois, dont la prison du Bois-Mermet.
"
c) De nombreux rapports d'agents de la Police cantonale bernoise adressés à leur supérieur, le sgt Choffat, relatant les circonstances de l'interception et les données personnelles de nombreux réfugiés civils, ainsi que de nombreux documents tirés des dossiers des corps de police cantonaux etdu DFJP aux Archives fédérales.-"
Total des entrées contrôlées 25752 Refoulés à
la frontière
Transités dans les 24 heures: via Les Verrières
Sankt. Margrethen
Ajoie
(tous en provenance de Porrentruy)
7099 42
55 7192
Femmes et enfants Croix-Rouge rapatriés parLes Verrières, en provenance de camps divers, d'hôpitaux et de placements
chez l'habitant 1351
Alsaciens hommes rapatriés par les Verrières 37 Alsaciens hommes, rapatriés parle camp
de départ du Locle vers Omans (dont le
GMA
(Groupe Mobile d'Alsace) venant du campd'internement de Mogelsberg) 1158
Français malades, hommes, femmes et enfants, transités depuis St. Margrethen
venant du camp de Kassel 217
25.08.44 Un convoi de grands blessés allemands, arrivés au Locle venant de
Villers-le-Lac. Transférés en Allemagne via Bâle, le 28.08.44
sanitaires allemands accompagnants
158 28
15.09.44 Arrivée aux Verrières de grands blessés allemands, soignés à
l'amb
chir V/3et transférés en Allemagne le lendemain
via Bâle 12 2961
Total des
rapatriés
et transités 10153246 réfugiés ont séjourné au camp de quarantaine de Prêles, entre le 23 août et le 20 décembre 1944
d) Toute une liasse de copies de factures émanant du Garage Monta-von à Porrentruy, adressées au sgt Choffat pour paiement, avec mentions de la date des courses, du nombre de kilomètres parcou-rus, de la destination des courses et