DE L'HISTOIRE
Il
convient de ne pas se leurrer:l'évolution
des manuels telle qu'elle vient d'être décrite n'est en aucun cas le résultat d'une volonté exprimée par les autorités. L'étude des documents officiels montre clairement que le jeune gouvernement neuchâtelois et la Direction de l'Éducation pu-blique accordent une attention toute secondaire-
en dehors de quelquesrares déclarations de principe — à l'enseignement de
l'histoire.
Ainsi,
par exemple, les commissions cantonales ou intercantonales chargées d'évaluer les manuels se montrent très peu loquaces : elles ne s'étendent pas sur les motifs qui les incitent à accepter et à rejeter tel ou tel ouvrage; les reproches qui sont adressés aux auteurs portent sur des questions de méthodologie, de pédagogie.A
aucun moment, une quel-conque critique del'idéologie
véhiculée par les manuels soumis aux ex-perts n'est explicitement formulée.En
cequi
concerne lavision histo-rique
proposée aux enfants, tous les manuels semblent convenables (Cette remarque ne concerne pas les manuels d'inspiration religieuse, qui ne passent pas devant les commissions et qui, semble-t-il, disparais-sent de l'école publique au début des années septante).De plus, la dotation horaire de la branche dans le programme général est faible (dans le meilleur des cas, 1 période hebdomadaire à partager avec
l'instruction
civique). Par ailleurs,l'histoire
suisse se taille la part dulion
(75 à 85% du temps, le reste étant dévolu àl'histoire
généra-le);l'histoire
cantonale n'est pas mentionnée jusqu'en 1890, où elle constitue la matière d'un petit chapitreintitulé
«l'émancipation de Neuchâtel».Ces constatations ont de quoi surprendre. En effet,
il
paraît logique de penser que l'enjeu del'histoire
dans l'école républicaine-
enseigner le passé de manière à former des citoyens conscients etfiers de leurs droits et de leurs devoirs-
aurait dû mobiliser toute l'attention et l'énergie du nouveau pouvoir.Trois éléments permettent de comprendre pourquoi ce ne
fut
appa-remment pas le cas.A. Le nerfde la guerre, l'argent,
fait
défaut au gouvernement dans les premiers temps de la République et restreint sa capacité d'action. Une remarque revient fréquemment dans les registres del'autorité
scolaire, lorsque sont faites certaines propositions d'achat trop généreuses (maté-riel de classe, notamment): «plus tard, lorsque les finances le permet-tront».B. En ce qui concerne la part minuscule réservée à
l'histoire
neuchâ-teloise,il
est plus que probable que le gouvernement ne désirait pas jeterde
l'huile
sur le feu; les tensions ont longtemps subsisté entre les deuxcamps qui s'étaient affrontés dans les années précédentes. L'histoire cantonale est alors devenue un sujet
fort
délicat, propre à empêcher, dansl'esprit
des autorités, toute réconciliation cantonale".De plus, la nécessité de développer et affirmer le sentiment d'apparte-nir à la «mère-patrie», la Suisse républicaine, l'emporte sur toute autre considération. Le patriotisme devient une valeur essentielle et
l'on
peut affirmer sans crainte de se tromper que, durant la deuxième moitié duXIX"
siècle, le radical républicain neuchâtelois se sent plus suisse que neuchâtelois.Cette volonté de miser sur la fusion des antagonismes cantonaux à
l'intérieur
du creuset du patriotisme helvétique n'est pas dénuée de tout danger: en 1897,lorsqu'il
est question de préparer les Fêtes du cinquan-tenaire de la Révolution, des représentants du monde scolaire font partde leurs inquiétudes; ainsi, Alexandre Perrochet, directeur du Gymnase:
«[...] La jeunesse Je nos éco/es
/../
a besoin Je connaître /es causes/jrinci^a/es
c/uz ont amené /a Révo/ut/on Ju Premier mars, /es événe-ments précwrsenrs c/e cette révo/utzon et/es/aits
mêmes Je cette Jernze-re.Au/ourJ'huz,
on cherche à présenter Za Révo/nt/on Ju Premier mars et /es progrèsgai
en sont résa/tés comme an/rait mur
r/ne toatZe monc/e
aarait
étéJ'accorJ
c/e cuei/Zir, on essaie aie/aire
oubZier ZesZattes gu'ZZ a
/a//u
soatenirpoar arriver
à nne ère Je prospéritéinteZ-ZectaeZZe et matérieZZe comme ceZZe Jans Zague/Ze noas vivons. 7Z est bon rie
rétab/ir
Zes/aits [souligné par moi]».Cette remarque est à prendre avec précaution. L'ignorance ainsi
fusti-gée résulte-t-elle d'une lacune en matière d'enseignement de
l'histoire
ou bien n'est-elle rien d'autre que l'expression d'une caractéristique propre à la jeunesse de tous les lieux et de toutes les époques
C. Mais
il
apparaît finalement que si les autorités ne donnentpas réel-lement les moyens de ses ambitions àl'histoire
comme disciplinescolai-re, ce n'est pas seulement pour des questions financières, ou de métho-de, ou de temps; c'est tout simplement parce que la diffusion du messa-ge nouveau incombe en
fait
àl'Ecole
toute entière. Toutel'institution
scolaire travaille à expliquer àl'enfant
le bien-fondé de la société dans laquelleil
vit. L'histoire n'est qu'une branche parmi les autres, tout commel'instruction
civique, dans cet effort pour inculquer et dévelop-per dansl'enfant
ce sentiment sans lequel le pays ne peut vivre sansrisque de dissolution: le patriotisme.
En 1890, le délégué du Val-de-Travers déclare, au cours de la Confé-rence des instituteurs :
«7e maître Jozt
profiter
Je toutes /es occasionspoar
éve///er / 'attache-ment Je /'enfant au so/ nata/. Lothes /es branches Jozventpart/c/per
Jecet effort f/ecfures, J/cfées, exemp/es Je gramma/re, moJè/es J'écriture, histoire etgéographie, instruction czvh/uej».
Ainsi
le rôle de l'école n'est pas simplement de répandre l'instruc-tion, c'est-à-dire dispenser des connaissances, mais plutôt d'éduquer les jeunes générations, c'est-à-dire «inculquer des sentiments et des va-leurs»A
cet égard, le programme de 1882 est éloquent; après avoir blâmé l'insouciance des parents,il
expose les objectifs assignés à l'école:«[...] e//e é/o/t «on seii/ement répandre /'znsfnicfz'on proprement dite, maA encore éved/er /es /acw/te's, /es déve/opper /...7, préparer /es
en-/ants à /a v/e soc/a/e, /enr en
/a/re
pressenf/r /es exigences, /es devo/rs, en//nformer
/ear cœur à /'amowr dn /n'en. £7/e do/t, anss/, en nn mot, confr/dnerà /enrédncat/on»La mission de
l'Ecole
est encore exaltée quelques lignes plusloin
: elle donne littéralement vie aux facultés del'enfant;
apparaît aussi le thème, cher à cette époque, de l'école société en miniature:«[...] tontes ses/den/tés /"de
/'en/ont/
prennent v/epar
/es /eponsr/n'//
y
refo/t
et fronvent / 'occas/on dese/orf///er
dans cette soc/été en m/n/a-tnre, en attendant r/n'e//es s'exercent p/ns tard /orsr/n'//
occnpera /apo-s/tzon t/ae /es circonstances /ni assigneront nn
jonr
dans /a soc/été desadn/fes».
Dans ces conditions, on comprend aisément que l'enseignement de
l'histoire
n'apparaisse pas comme un enjeu de première importance aux yeux du pouvoir. La République entend façonner les futurs citoyens enjouant sur tous les tableaux.
Ainsi,
la tentation est grande de conclure-
même si le rapprochement peut paraître abusif-
en rappelant les paroles du révolutionnaire Georges Danton: «Les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir aux parents»NOTES
'In £«cyc/opef/<£7 t/mvma/fv,«Thesaurus», p. 2910.
-CitéparAlexandreDaguet, dansL'&/«a7fe»r, 1"juillet 1872.
'
Con/ére/ices generates cfes inrfitu/eura neKcffiie/ois, année 1890, Archives de l'Etat de Neuchâtel (AEN), Départementde l'Instructionpublique (DIP).•Né à Magdebourg, Zschokke (1771-1848) vient en Suisse à l'âge de 24 ans; son œuvre a
d'abordparu sousforme d'articles dejournal (il rédigeait pour leScftwei'zerioie). SonEftsiotee r/e/a Ataten juisses'arrêteen 1833, mais inspire de nombreuxcontinuateurs, notamment deux Neuchâtelois, GonzalvePetitpierre (jusqu'en 1842)etLouisFavrat (jusqu'en 1860).
Le livre de Zschokke passe par-dessus la césure de 1848. Plusieurs documents attestent
qu'il étaitutilisé dansde nombreuses écoles primaires du canton dès lemilieudes années tren-te. Il poursuit sa carrièrejusqu'en 1868, date à laquelle l'Abrégé d'Alexandre Daguet le rem-place officiellement. Il faut relever lefait que le livre de Zschokke, très répandu sous l'ancien régime neuchâtelois, estrecommandéen 1860
-
soit 12ansaprès la Révolution-
auxCommis-sions d'Education communales par le Conseil d'Etat lui-même comme «manuel propre à l'en-seignementdel'histoirenationaledans lesécoles primaires publiques du canton.
Zschokke est un homme de l'ancien régime, inutile donc de souligner qu'il n'apas connu l'école méthodiqueet son «souffle impuret dissolvant»,pourreprendrelesparolesde l'institu-leurde 1890,
'NéàFribourg, Alexandre Daguet(1816-1894) représente une figuremajeure de l'historio-graphiesuisse. Le succès de ses livres d'histoire destinés aux écoleset aux familles, l'activité débordante qu'ilmanifeste dans lesdomaines delapédagogie, dela vieassociative etpolitique font de lui un personnage mcontoHmaWe de l'histoire du XIX" siècle helvétique. Relevons
qu'il a notamment enseigné à Porrentruy, puis à Neuchâtel dans la seconde Académie depuis 1866jusqu'àsa mort; il futmembre fondateurde la Sociétéd'histoire de la Suisse romande et dela Société jurassienne d'Emulation, ainsi qu'unprésidenttrès actifde la Sociétéd'histoireet d'archéologiedu cantonde Neuchâtel.
'Directeur d'Institutiondans le cantondeGenève.
'ProfesseurauCollègedeGenève.
"William Rosier (1856-1924), professeur de géographie à l'université de Genève. Dès 1902, conseiller d'Etat. Chef du DIP de 1906 à 1918, il est l'auteurde nombreux manuels à l'usage des écoles primaires et secondaires romandes. Le manuel dontil est ici question aété réalisé sur la demande commune des DIP des cantons de Neuchâtel, Genève et Vaud. Il rem-place alorsofficiellementDaguet, Cuchet et Schützdansl'écoleprimaireneuchâteloise.
'Conference.? généra/esdesinsfiddeursneuc/îd/e/o;s,op.cit.
"Ibid.
"Réconciliation Cette idéedevient un leitmotiv durant la deuxièmemoitiédu XIX"siècle.
Elle nepeut avoir lieu,pense-t-on, quesil'ons'abstient d'évoquer le passé qui divise (c'est-à-dire rien moins que tous les événements politiques etles questions institutionnelles du XVIII"
et duXIX"siècle neuchâtelois).
La fondationde laSHANestrévélatricedecetétatd'esprit: dès ses débuts, en 1864, ellese présente comme «le terrain neutre» où «les adversaires politiques peuvent se tendre la main»
(Louis Favre, Musée ne«cA&eZois, 1871, p. 138). L'article 3 du règlement ne laisse d'ailleurs planer aucune équivoque: «LaSociété s'interdit toute discussion sur des matières depolitique contemporaine ou de religion». 11 faudraainsi attendre leXX" siècle, plus précisémentles an-nées 20, pourvoirparaîtredes articles portant surlarévolution de 1848ou la contre-révolution de 1856.
"NIQUE,ChristianetLELIÈVRE, ClaudeLu Ré/u/W/çuert'éc/ttt/tterap/us, Pion, 1993,p.73.
"AEN,DIP, 129.
"CitéparRoger Gai,//isto/rcrfe rérfitcttf/rm, PUF, coll.«Que sais-je?», p.86.
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