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Comment dire la passion naissante ?

Im Dokument The Rhetoric of Topics and Forms (Seite 142-146)

La scène du bal en littérature : le langage silencieux des émotions

5  Comment dire la passion naissante ?

Dans les trois romans, l’accident de la séduction est transmis par l’amuïssement de la langue. Les trois textes mettent en œuvre des moyens et des procédés diffé-rents pour élaborer cet effet.

La Princesse de Clèves : l’entre-deux de la langue galante

Au XVIIe siècle la société n’est plus régie essentiellement par une force extérieure, le Dieu tout puissant, mais aussi par des individus libres pour lesquels le bon commerce est de première importance. La vie sociale est réglée par des relations dichotomiques telles que : marque et effacement, privé et public, présence et absence, intériorité et extériorité, silence et paroles.

La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette est un des romans les plus brillants de la littérature précieuse. Le discours galant est marqué par le souci de dire sans dire. Le code de la préciosité ne tolère pas le directement intelligible.

À cette époque, les premières danses à deux apparaissent déjà, mais les couples restent ouverts et la répartition des danseurs obéit à des règles strictes.

Le bal dont il s’agit dans le roman est organisé par la haute aristocratie.

L’épisode représente le surgissement de la passion amoureuse entre le duc de Nemours et Madame de Clèves sous le contrôle du roi et sous les yeux d’une société d’aristocrates. Les deux protagonistes ne se parlent même pas directement, mais par l’intermédiaire de la Dauphine. Pour Jean Rousset, c’est une « communica-tion entravée » (Rousset 1984, 104). L’émo« communica-tion qui gagne les protagonistes quand ils se voient est subite, immédiate et indéfinissable. L’auteure désigne cet état émotif par les sentiments de « surprise et d’étonnement ». La répétition de ces vocables (surprise, étonnement, grand étonnement) qui abondent dans le récit sert à transmettre la difficulté de la langue de nommer l’intensité d’un état psy-chique, advenu brusquement, mais ayant une grande importance. En outre, par la répétition, le récit insiste sur cette difficulté et cette importance.

Lors du bal, l’étonnement chez Madame de Clèves fait place à « l’embarras » et chez le prince à « des marques d’admiration » qu’il ne réussit pas à cacher.

Cependant, le texte ne désigne pas ces marques. Du côté du couple regardé, les sentiments sont donc provoqués par quelque chose qui n’est pas de l’ordre du commun et qui n’est pas exprimé dans le récit. Du côté des regardants, le roi et les reines, c’est aussi un sentiment d’admiration qui surgit, mais il est désigné par le récit comme « un murmure de louanges ». Le vocable « murmure » signifie la retenue de l’émotion de la part du public. La perception qui résume cette pre-mière scène de la rencontre des deux protagonistes est qualifiée de « singulière ».

Mais qu’est-ce qui est singulier ? C’est l’harmonie parfaite du couple des deux danseurs, alors qu’apparemment ils ne se connaissent pas. Suivant le code de la galanterie, l’auteure élabore un récit indécis de la première scène de la ren-contre en se servant d’un vocabulaire vague pour signifier le premier émoi sans le dire.

En présence de la Dauphine, le jeu de la séduction passe par un échange de répliques ambiguës sur l’identité des protagonistes : se connaissent-ils ou pas ? Le prince admet qu’il connaît Madame de Clèves, mais quant à elle, elle n’avoue pas qu’elle le connaît sans l’avoir jamais vu. Avant l’épisode du bal, le texte précise qu’elle « avait ouï parler de ce prince », et que « Madame la Dauphine le lui avait dépeint d’une sorte… » (Madame de La Fayette 1999, 71). Cet échange de propos complaisants est nécessaire pour dissimuler la passion naissante entre les deux.

Les pronoms indéfinis tels que quelqu’un, quelque chose sont répétés plu-sieurs fois. La séduction est un phénomène qui provoque une émotion impossible à nommer et à expliquer. C’est le quelque chose qui engendre le « je-ne-sais-quoi » du récit. Le lecteur en est bouleversé parce qu’il subit la tension d’une passion indicible.

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Anna Karénine : la description du bal et la suggestion des émotions

Chez Tolstoï, le bal se déroule à une époque où la valse est déjà à la mode, du moins dans la haute société. À la différence des danses collectives, qui continuent d’ailleurs à avoir du succès, la valse permet une plus grande intimité, la séduction devient un moment important. Le langage du corps (mouvement, regard, vête-ments) retrouve toute sa valeur. Les relations de genre sont codifiées.

La description du bal, spectacle riche et brillant, est une preuve de la maîtrise de Tolstoï. Suivant la tradition du romantisme russe lors de sa transition vers le réalisme, l’auteur n’omet aucun détail du spectacle du raffinement et de l’aisance du beau monde : les invités, hommes et femmes de la haute société, les groupes des jeunes et celui de leurs aînés et de leurs parents, le groupe des valets, l’élé-gance des robes et des coiffures, la décoration de l’espace.

Au centre de ce tableau se trouve la figure de Kitty. Le récit suit l’évolution de son état affectif qui passe d’une exaltation heureuse, d’une confiance en sa beauté et en son charme, à la confusion, à une anxiété grandissante, à une hor-rible angoisse. Ces sentiments sont désignés explicitement dans le texte. Mais la cause de l’état de Kitty n’y est pas mentionnée. Le récit se sert de divers procédés pour ne pas expliquer la raison de l’abattement de la jeune fille, pour retarder le moment de la découverte inattendue.

D’abord, les conversations au style direct sont des échanges de répliques banales, galantes, souvent à bâtons rompus. Les trois protagonistes ne se disent rien de précis. Mais la banalité des propos, le bavardage, cache quelque chose d’important qui s’annonce et qu’il est difficile d’avouer.

Ensuite, les trois points de suspension, le point d’interrogation, l’exclama-tion, bref la ponctuation construit l’image de la difficulté de l’échange verbal.

En outre, Kitty n’ose même pas nommer Vronski dans son discours intérieur.

Elle le désigne par « lui ». Est suggérée ainsi la force de l’émotion qu’elle éprouve quand elle le voit, quand elle l’observe. Cette émotion fait peur, l’objet de cette émotion ne doit pas être nommé, il ne peut être nommé. Nommer, c’est faire exister. Or, Vronski est intimement proche et en même temps, il provoque un sen-timent de crainte si fort chez Kitty qu’il doit rester loin, confiné dans ce pronom de la troisième personne, « lui », qui correspond, selon Benveniste, au mode de la non-personne.

Enfin, la répétition du vocable séduction, mais aussi séduisant/e, est signi-ficative : « séduisante était sa robe, séduisants ses beaux bras, séduisant son cou, […] » (Tolstoï 1952, 96). Kitty est fascinée et hantée par l’effet de séduction que provoque Anna.

Le fragment où l’adjectif séduisant est répété six fois culmine par deux qua-lificatifs de sens très fort, notamment terrible et cruel, mais associés à un objet imprécis, quelque chose : « il y avait dans cette séduction quelque chose de terrible

et de cruel » (Tolstoï 1952, 96). Ce « quelque chose » paraît en dehors de nos capa-cités d’appréhension et de verbalisation.

Le narrateur construit donc son récit dans un régime d’alternance entre dire et taire pour suggérer l’évènement inespéré qui est en train de se produire.

Le Ravissement de Lol V. Stein : le langage silencieux des émotions

Pendant les années 1960 où Duras écrit son roman, le bal est un des loisirs qui caractérisent une société en plein essor économique et une classe moyenne qui s’affirme par le plaisir : congés payés, voyages, nourriture, musique. Lors du bal, la joie collective prend forme, les rencontres ont facilement lieu, le corps se libère dans la danse, les couples se font et se défont, les mouvements s’improvisent. Les relations de genre ne semblent pas affectées par les contraintes du code.

Le récit du bal dans Le Ravissement se met en question dès la première page.

Le métarécit annonce la déconstruction du récit.

L’épisode du bal commence in media res, la mise en place est très brève. Le lecteur est introduit dans le spectacle et incité à sentir l’ambiance à partir de deux petits paragraphes de construction identique. Arrêtons-nous sur le deuxième :

La piste s’était vidée lentement. Elle fut vide. (Duras 1964, 15)

L’extrême dépouillement des deux phrases suscite la perception d’un évè-nement insolite. La première présente l’action comme un processus dont l’ac-complissement est caractérisé par l’adverbe lentement qui aide à visualiser le mouvement. La deuxième phrase, en régime de juxtaposition, offre le résultat du processus. L’accomplissement de l’action comme processus, donné au plus-que-parfait, présuppose l’accompli, donné au passé simple. Pourquoi le récit insiste-t-il sur le résultat ? Pourquoi la répétition du même vocable sous ses deux formes, vider/vide ? N’est-ce pas pour perturber la lecture linéaire et suggérer quelque chose d’inattendu qui va se produire sur cette piste désertée ? Par ailleurs, l’éco-nomie des deux phrases contribue à intensifier l’attente du lecteur qui devient spectateur. Ainsi, la compréhension évolue au sein d’une expression linéaire minime qui construit un spectacle dont le sens est pressenti dans sa verticalité profonde, inexprimée et inexprimable. L’étrange apparition d’Anne-Marie Stretter est inexprimable.

La simplicité de la langue dans laquelle les quelques évènements de la soirée sont racontés est sans cesse dérangée par l’intrusion de mots de sens général, abstrait et absolu, qui se détachent des phrases et creusent des lacunes de sens dans le tissu textuel. La disjonction (concret, simple vs. abstrait, absolu) qui se produit oriente la perception vers d’autres niveaux de sens en latence, transcen-dant le récit des faits et provoquant un effet de silence, où une réalité différente est pressentie dans l’après-langue : « les emblèmes d’une obscure négation de la nature ; son élégance […] inquiétait » (Duras 1964, 15) ; « cet âge […] dans les fous,

La scène du bal en littérature : le langage silencieux des émotions  135 endormi », « cet autre aspect des choses » (Duras 1964, 20) ; « elle guettait l’évè-nement, couvait son immensité » (Duras 1964, 18) ; « quelque signe d’éternité » (Duras 1964, 21). La tension irrésolue, élaborée ainsi, est renforcée à l’aide du mutisme des protagonistes, directement indiqué par les formes négatives de dire et indirectement par les injures de la mère, la modulation plaintive et le cri de Lol.

Le langage construit donc un effet de silence qui engendre le pressentiment d’une fatalité imminente : « aucun mot […] n’aurait eu raison du changement de Michael Richardson » (Duras 1964, 17), tandis que Lol ne peut que sourire.

En fait, c’est Duras qui est allée le plus loin dans l’élaboration de la technique du dire sans dire pour narrer des histoires où les mots précipitent le sens dans le silence de l’inexprimable. Mais ce silence est imparfait, car il provoque une tension du sens qui incite le lecteur à sentir l’extase, le désir, la passion.

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