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Violence jihadiste et montée des tensions politiques

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Au cours de l’année 2013, les attaques jihadistes contre les forces de l’ordre se sont multipliées, d’abord dans les régions frontalières, puis à l’intérieur du pays. Chacune d’elles soulève l’indignation populaire, propulse la question de la sécurité du terri-toire dans le débat public et renforce les tensions entre opposants sécularistes et parti-sans de l’alliance gouvernementale, notamment islamistes. Le manque de confiance entre ces deux camps polarise le pays, y compris les forces de sécurité, et diminue la capacité de l’Etat à assurer le calme. En résulte un cercle vicieux : les forces politiques, qui tentent d’apaiser le climat de confrontation idéologique, notamment dans le cadre du dialogue national, se rejettent la responsabilité de tout déficit en matière de sécu-rité, que leur incapacité à trouver un minimum de consensus ne fait qu’aggraver.

La détérioration du climat sécuritaire et son lien étroit avec le climat politique s’expriment de façon dramatique à travers l’augmentation du nombre d’agents de la sécurité victimes des jihadistes. Entre le 29 avril et le 20 juin 2013, deux militaires sont tués et une dizaine de membres de l’armée et de la garde nationale blessés par l’explosion de neuf mines enterrées par des combattants islamistes près du mont Chaambi, à quelques kilomètres de l’Algérie.8 Le mois suivant s’achève par un massacre dont les forces de sécurité sont peu coutumières.9 En plein Ramadan, le 29 juillet, quatre jours après qu’un salafiste extrémiste présumé ait tué le député Mohamed Brahmi, membre du Front populaire,10 neuf militaires sont victimes d’une embuscade sur une piste qui conduit au parc naturel de Chaambi. Trois d’entre eux sont égorgés.11

8 Le mont Chaambi (Jebel Chaambi) est une petite montagne couverte de végétation qui s’étend sur 120 kilomètres carréset culmine à 1 544 m d’altitude, près de la frontière algérienne. Les trois-quarts de sa superficie sont classés réserve naturelle. Voir Hatem Salhi,-9-ةباصا-و-يباھرا-لتقم-نيرصقلا

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-شيج , Tunisie Bondy Blog (tunisiebondyblog.com), 2 juin 2013 ; entretiens de Crisis Group, mi-litaire et habitants de Kasserine, Kasserine, juin 2013. Le 24 juin, à l’occasion du 57ème anniversaire de l’armée nationale, le chef d’état-major des trois armées, le général Rachid Ammar, annonce qu’il fait valoir ses droits à la retraite et prononce un quasi-monologue de plus de trois heures dans le-quel il affirme que son départ est motivé par la situation sécuritaire catastrophique du pays. Entre-tien de Rachid Ammar, Ettounsia, 24 juin 2003. Il y dénonce la faiblesse des services de renseigne-ment ; déclare que le terrorisme, la contrebande et le crime organisé sont les trois principaux dan-gers ; avertit du risque de reproduction du scénario somalien et prétend que l’armée n’a plus les moyens de maintenir le pays debout.

9 Durant les années 1990, bien que l’Algérie voisine fût en proie à une guerre civile, la frontière tuniso-algérienne était relativement calme. Seules deux attaques y auraient eu lieu. Voir Christophe Bol-tanski et José Garçon, « Un commando islamiste algérien frappe en Tunisie », Libération, 15 février 1995 ; entretien de Crisis Group, individu proche de l’Union syndicale des forces de sécurité inté-rieure, Tunis, avril 2013.

10 Le Front populaire, coalition créée en octobre 2012, regroupe des partis et associations d’extrême gauche et nationalistes arabes. Chokri Belaïd, assassiné le 6 février 2013, en était également membre.

D’après le ministère de l’Intérieur, Mohamed Brahmi aurait été tué par un individu appartenant à un groupe islamiste extrémiste. Voir Nadia Akari, « Conférence de presse de Lotfi Ben Jeddou : Les

“preuves irréfutables” de la responsabilité d’Ansar Al-Chariaa », Nawaat (nawaat.org), 28 août 2013.

11 Sarah Diffalah, « La Tunisie est devenue un nouveau front pour Aqmi [al-Qaeda au Maghreb Islamique]», Le Nouvel Observateur, 30 juillet 2013. Plusieurs experts estiment que les « terroristes » de Chaambi ont bénéficié de complicités locales. Entretiens de Crisis Group, officiers de police, haut gradé de l’armée, Tunis, août 2013. Le général Ammar, par exemple, met en exergue la négligence des gardes forestiers chargés de sécuriser la zone entre la ville de Kasserine et la frontière algérienne.

Car, circonstances aggravantes, le groupe armé responsable des attaques terroristes s’y serait instal-lé plus d’une année avant les premiers affrontements. Entretien de Rachid Ammar, Ettounsia, 24 juin 2013. Membres des forces de sécurité et journalistes de la région évoquent, pour leur part, le

Cette tuerie exaspère les opposants à l’alliance gouvernementale12 et contribue à amplifier la crise politique dans laquelle le pays est de nouveau plongé depuis l’assas-sinat de Brahmi – la dernière remontant au meurtre d’une autre figure de l’extrême gauche, Chokri Belaïd, le 6 février 2013.13 La polarisation aigüe entre islamistes et sécularistes, accentuée par un contexte régional marqué par la destitution du prési-dent Mohammed Morsi en Egypte et la dimension sectaire du conflit syrien, conduit à un éclatement de violence dans plusieurs gouvernorats.14

Le 27 juillet, plusieurs députés d’opposition décident de geler leurs activités au sein de l’ANC, demandant sa dissolution et la nomination d’un gouvernement de salut national. A cette fin, ils entament un sit-in devant l’ANC, rejoints par plusieurs milliers de personnes et conduisant à des échauffourées entre pro- et anti-régime (dit pro- et anti-légitimité). Après l’annonce de l’assassinat des militaires le 29, le nombre de personnes affluant du côté des opposants augmente de manière significative. La plupart estiment qu’An-Nahda est responsable de la crise sécuritaire en raison de sa mauvaise gestion, son laxisme, sa passivité voire sa complicité avec les terroristes qui formeraient « son aile radicale ».15

A l’issue de ces attentats, la reprise en main sécuritaire est manifeste. En particu-lier, le ministère de l’Intérieur resserre son étau autour de l’organisation salafiste-jihadiste, Ansar Charia (Les partisans de la Charia), dirigée par Abou Ayadh.16

rôle de certains habitants des hameaux déshérités qui bordent la montagne, notamment des con-trebandiers. Ceux-ci auraient fourni des vivres aux assaillants, voire enfoui certaines mines. Entre-tiens de Crisis Group, fonctionnaires au ministère de l’Intérieur, anciens officiers de l’armée, jour-nalistes, Kasserine, Tunis, juin 2013. Voir « Le terrorisme au service de la contrebande », Tunisie Afrique Presse (www.tap.info.tn), 7 mai 2013 ; « Jbel Chaambi : possibles connexions entre réseaux de terrorisme et de contrebande », L’Economiste (leconomistemaghrebin.com), 7 juillet 2013.

12 Le jour de l’embuscade, un local d’An-Nahda a été incendié dans un quartier populaire de Kasse-rine, l’agglomération urbaine la plus proche du mont Chaambi. « Kasserine : le local régional d’Ennah-dha saccagé », Mosaïque FM, 30 juillet 2013.

13 Voir le rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°137, Tunisie : violences et défi salafiste, 13 février 2013.

14 Ce fut le cas à Gafsa, dans le bassin minier, où des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ont fait un mort. Ce fut également le cas à Sidi Bouzid, ville de naissance de Mohamed Brahmi, au Kef ainsi qu’à Sousse. Voir « En Tunisie, les régions se rebellent », Al Huffington Post Maghreb (huffpostmaghreb.com), 29 juillet 2013. Pour nombre d’opposants à l’alliance gouvernementale, la destitution de Morsi était un coup de semonce adressé à An-Nahda, formation politique d’obé-dience frère musulmane. Entretiens de Crisis Group, opposants à la troïka, Tunis, août 2013. Sur la situation en Egypte, voir le briefing Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°35, Mar-ching in Circles: Egypt’s Dangerous Second Transition, 7 août 2013.

15 Observations de Crisis Group, Tunis, juillet-août 2013 ; entretien de Crisis Group, manifestant du Bardo contre le gouvernement, Tunis, 30 juillet 2013.

16 Voir le rapport de Crisis Group, Violences et défi salafiste, op. cit. Seifallah Ben Hassine, dit Abou Ayadh, est l’ancien émir du Groupe combattant tunisien (GCT), une organisation classée terroriste par le Conseil de sécurité des Nations unies dans les années 2000. Le 26 août 2013, Ali Laraidh, chef du gouvernement et ancien ministre de l’Intérieur (décembre 2011-février 2013), classe offi-ciellement le groupe comme organisation terroriste. Cela signifie qu’y appartenir constitue désor-mais un crime. Le lendemain, le porte-parole du ministère de l’Intérieur présente les « preuves » de l’implication du groupe dans les deux assassinats politiques, les actions terroristes à la frontière tuniso-algérienne et la circulation d’armes à feu dans le pays. Bien que depuis sa création en avril 2011 ce groupe ait toujours affiché son refus de la violence sur le territoire tunisien, affirmant s’engager de manière exclusive dans un projet pacifique de prêche (dawa), les renseignements ci-vils et militaires auraient progressivement découvert, au cours de 2012 et 2013, qu’il possède une aile sécuritaire et armée, organisée à l’échelle maghrébine, compromise dans l’achat et le stockage de matériel militaire et s’entrainant dans un camp en Libye à quelques kilomètres de la frontière

Néanmoins, les attaques contre les forces de sécurité se poursuivent à la frontière ouest et se déplacent vers l’intérieur du pays. La polarisation politique se renforce de nouveau. Des attaques meurtrières contre des membres de la garde nationale et de la police manquent de faire capoter le dialogue national.17 Elles provoquent la colère de plusieurs membres des forces de l’ordre qui reprochent au gouvernement de mettre en péril la sécurité de ses agents.18 Le 25 octobre, un syndicat des forces de sécurité, certes minoritaire,19 décide de porter plainte contre le Premier ministre pour son im-plication présumée dans les attentats et menace de recourir à des « formes d’action inédites ».20 Enfin, le 30 octobre, moins d’une semaine après le lancement du dia-logue national, un kamikaze explose sans faire de victimes sur la plage d’un hôtel de la ville touristique de Sousse.21

En règle générale, chaque camp se renvoie la responsabilité de ces violences et s’échange des arguments peu recevables par l’un et l’autre mais non sans fondement.

tunisienne. Nombre d’individus arrêtés dans le cadre du trafic d’armes, des assassinats politiques et des évènements de Chaambi auraient, en outre, avoué leur lien avec cette organisation. Entretien de Crisis Group, ancien haut responsable gouvernemental, Tunis, juin 2013. Sarah Ben Hamadi, « An-sar Al Charia, une “organisation terroriste” : Les preuves du ministère de l’Intérieur », Al Huffing-ton Post Maghreb (huffpostmaghreb.com), 28 août 2013. Un jeune chef d’Ansar Charia dément que le groupe ait pu jouer un rôle dans ces évènements – ni même AQMI – puisque, si c’était le cas,

« celle-ci n’aurait pas craint de revendiquer les attentats », ce qu’aucun groupe n’a pour l’heure fait.

Entretien de Crisis Group, Tunis, août 2013.

17Le 16 octobre, deux groupes armés tentent de prendre d’assaut deux postes avancés de la garde nationale à Faj Hassine et à el-Mella, à quelques kilomètres de l’Algérie. Le lendemain, dans la loca-lité de Talla, à une quarantaine de kilomètres de Tunis, un groupe d’une vingtaine d’individus ar-més tue deux gardes nationaux et en blesse grièvement un troisième. L’armée pilonne la colline environnante et abat treize membres de cette cellule laquelle, d’après le ministère de l’Intérieur, serait liée à Ansar Charia. Voir « Treize terroristes tués à Goubellat », WMC Direct Info (directinfo.

webmanagercenter.com), 19 octobre 2013. Près de la maison des assaillants, les forces de sécurité ont saisi des fusils de type Steyr et Kalachnikov, des munitions, des détonateurs et deux tonnes de matières premières destinées à la fabrication d’explosifs. Voir Karim Ben Said, « Point de presse au ministère de l’Intérieur, vigilance face aux cellules dormantes », La Presse, 20 octobre 2013. Le 23 octobre, le jour même du lancement officiel du dialogue national, à Sidi Ali Ben Aoun, un bastion islamiste radical dans le Centre-Ouest, une unité de la garde nationale est prise pour cible par une vingtaine de jihadistes. Six gardes nationaux dont un spécialiste des renseignements antiterroristes décèdent suite à des tirs de Kalachnikov. Le soir même, à l’entrée de Menzel Bourguiba, un village de la côte connu pour sa forte implantation salafiste-jihadiste, quatre personnes en voiture tirent sur un barrage de police. Un policier est tué et un autre blessé grièvement. Trois membres du groupe auraient été arrêtés, dont deux qui auraient récemment combattu en Syrie aux côtés des ji-hadistes du Front pour la victoire du peuple du Levant (Jabhat al-Nusra). Entretien de Crisis Group, proche du ministère de l’Intérieur, 24 octobre 2013. Voir le rapport de Crisis Group, Violences et défi salafiste, op. cit. ; « Tunisie : Mohamed Ali Laroui revient sur l’agression de Sidi Ali Ben Aoun », Gnet (gnet.tn), 23 octobre 2013. « Tunisie, terrorisme : un policier tué et un autre blessé par des terroristes à Menzel Bourguiba », Tunivisions.net (tunivisions.net), 24 octobre 2013.

18 Ainsi, le 20 octobre, lors des funérailles des gardes nationaux victimes de l’attaque de Goubellat, certains fonctionnaires au ministère de l’Intérieur, notamment des syndicalistes, chassent le prési-dent de la République, le chef du gouvernement et le présiprési-dent de l’ANC de la cérémonie. « Tunisie : les dirigeants du pays chassés d’une cérémonie funéraire », Agence France-Presse, 18 octobre 2013.

19 Entretiens de Crisis Group, membres du ministère de l’Intérieur et représentant d’une ONG chargée de la réforme de la police, Tunis, octobre 2013.

20 Communiqué du syndicat des forces de sécurité intérieure, 25 octobre 2013.

21 Le même jour, à Monastir, un attentat contre le mausolée de Habib Bourguiba, premier président de la Tunisie indépendante, aurait été déjoué. Voir « Tunisie : un homme se fait exploser devant un hôtel de Sousse, attentat déjoué à Monastir », Al Huffington Post Maghreb (huffpostmaghreb.com), 30 octobre 2013.

Pour nombre de partisans d’An-Nahda et du Congrès pour la République (CPR), le parti du président de la République membre de la troïka aux côtés du parti islamiste, ce sont des forces obscures (proches de l’ancien régime, services secrets étrangers, jihadistes manipulés, etc.) cherchant à faire échouer la transition démocratique qui les orchestreraient. D’après cette théorie, les opposants sécularistes chercheraient à profiter du climat de peur engendré par les attaques jihadistes afin de créer les con-ditions d’un coup d’Etat sécuritaire inspiré du modèle égyptien.22

Appréciation différente chez la plupart des opposants, notamment les anti-islamistes, rejoints en cela par une partie des forces de sécurité, qui accusent le gouvernement et An-Nahda d’en être directement responsables.23 Selon eux, le parti islamiste, laxiste dans sa gestion du terrorisme, voire complice, a affaibli l’Etat et s’est avéré incapable de protéger le territoire, particulièrement des retombées de la guerre en Libye et de la déliquescence de la Jamahiriya depuis la chute de Mouammar Kadhafi – explo-sion du trafic transfrontalier, circulation d’armes à feu, allers et venues de combat-tants islamistes et violences jihadistes.24

Ces accusations mutuelles mettent à mal les tentatives de consensus politique au-tour de la question sécuritaire. Déjà en juin 2013, un congrès national contre la vio-lence et le terrorisme réunissant 300 associations et 47 partis politiques avait failli dégénérer en rixe entre islamistes et sécularistes, les seconds accusant les premiers d’être impliqués dans les attaques contre l’armée et la garde nationale et les assassi-nats politiques.25 Pendant ce temps, le contexte sécuritaire régional se dégrade, les frontières sont toujours aussi perméables, et les populations frontalières continuent d’observer l’Etat avec défiance et de s’adonner à la contrebande.

22 Entretiens de Crisis Group, partisans de l’alliance gouvernementale et opposants, membres des forces de sécurité, Tunis, octobre 2013.

23 En octobre 2013, des anti-islamistes ont pris d’assaut des locaux d’An-Nahda dans plusieurs gou-vernorats. « Tunisie – Ennahdha publie la liste de ses bureaux régionaux attaqués », Business News (businessnews.com.tn), 25 octobre 2013.

24 Entretiens de Crisis Group, opposants à l’alliance gouvernementale, Tunis, 24 octobre 2013.

25 « Sept partis se retirent du congrès national contre la violence et le terrorisme », Tunisie Focus (tunisiefocus.com), 18 juin 2013.

III.

Contrebande : une activité génératrice de porosité

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