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151précarité du normal établi par la biomédecine

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DANS LES TRANS STUDIES EN FRANCE

151précarité du normal établi par la biomédecine

En effet, les normes corporelles et genrées tirent leur sens, leur fonc-tion et leur valeur du fait de l’existence des corps qui ne répondent pas à ces exigences normatives. L’application de la norme genrée binaire sert alors à dresser ces corps déviants, les corps trans, qui s’en écartent.

Normer, c’est imposer une exigence à une existence et, en cela, la dif-fusion et l’application des normes corporelles genrées par la médicine ont une valeur normalisatrice. En appliquant des normes, les médecins impliqué·e·s dans ces parcours de transition déterminent la référence et définissent la faute (nommée trouble ou incongruence) par l’écart ou par la différence. C’est l’infraction qui donne alors l’occasion à cette police des corps de réguler. Mais il n’y a pas de trouble patho-logique en soi, l’anormal ne peut être apprécié que dans une relation (Canguilhem, 2013). En ce sens, le binôme normal/pathologique qui se dit dans le couple trans/cis désigne un rapport d’inversion et de pola-rité – non pas de contradiction. Ce n’est pas l’absence de normalité des corps trans qui dicte l’anormal, ou pour ainsi dire le pathologique, mais leur manière de résister au pli normatif du genre. Il est alors tenu pour malade non pas le corps trans « anormal », mais le sujet qui se trouve dans l’incapacité de se montrer normatif.

Certes, l’anomalie peut verser dans la maladie (et les cas de mala-die mentale répertoriés chez la population trans en attestent), mais ce n’est pas à elle seule une maladie, et l’évitement systématique du terme « maladie » ou « pathologie » et de ses dérivés dans les protocoles de prise en charge observés et dans les entretiens réalisés auprès des soignants en témoigne. L’analyse montre que ce qui est normal peut être normatif dans certaines situations (dans les structures associatives trans, par exemple), et peut devenir pathologique dans d’autres (telles les séances de consultation). Dans ce sens, il n’y a pas de pathologie objective. Concrètement, la médecine ne peut définir que des variétés ou des différences corporelles et genrées, sans valeur positive ou néga-tive. Le pathologique dont il est question ici doit alors être compris comme une variation du normal. Et pour cause : la clinique est une technique d’instauration ou de restauration du normal dont la fin, à savoir la satisfaction subjective qui émane de l’instauration d’une norme, échappe à la juridiction du savoir objectif. Ce qui caractérise

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la santé, c’est la possibilité de dépasser momentanément la norme cor-porelle et genrée qui définit le normal, la possibilité de tolérer les écarts à la norme habituelle et d’instituer des normes nouvelles dans des situations mouvantes. Il devient alors difficile pour la médecine de déterminer exactement le contenu des normes dans lesquelles l’ordre genré réussit à se stabiliser, sans préjuger de la possibilité ou de l’impos-sibilité d’une évolution éventuelle de ces normes.

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es huit études présentées dans cet ouvrage montrent que la 153 médecine a recouru et recourt toujours à des technologies de sexuation du corps et de la sexualité extrêmement variées ; les savoirs ne se stabilisent donc que brièvement, engendrant dans le cours de leur exercice leur propre renouvellement. Les analyses conduites ne se concentrant que sur quelques-unes de ces pratiques spécifiques et situées, il est difficile de tirer des conclusions transversales.

Ce que l’on peut toutefois relever, en conclusion de cet ouvrage et sans risque de se tromper, c’est que les pratiques médicales de sexuation du corps et de la sexualité dans l’histoire suisse récente constituent un champ à peine défriché : un travail passionnant d’ex-ploration des idéologies et des techniques de production des corps par la médecine reste donc largement à faire, non seulement en s’inté-ressant à des pratiques désormais disparues, mais encore à celles qui émergent actuellement.

Mais osons également esquisser une piste d’ordre plus analytique.

Michel Foucault a montré comment la répression exercée sur les corps aux XVIIIe et XIXe siècles s’est faite plus « lâche » au cours d’un processus d’individualisation des relations de pouvoir qui marque en particulier le XXe siècle :

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« Je pense que, du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, on a cru que l’investissement du corps par le pouvoir devait être lourd, pesant, constant, méticuleux. D’où ces régimes disciplinaires for-midables qu’on trouve dans les écoles, les hôpitaux, les casernes, les ateliers, les cités, les immeubles, les familles… et puis, à partir des années 1960, on s’est rendu compte que ce pouvoir si pesant n’était plus aussi indispensable qu’on le croyait, que les sociétés industrielles pouvaient se contenter d’un pouvoir sur le corps beaucoup plus lâche. On a dès lors découvert que les contrôles de la sexualité pouvaient s’atténuer et prendre d’autres formes. » (Foucault, 1975)

En adoptant une perspective de genre sur la manière dont le pou-voir médical investit les corps et la sexualité afin de les conformer aux normes de sexe, cet ouvrage témoigne de ce processus, mais il met simultanément au jour des mutations dans le système d’opposition entre nature et culture qui est au fondement de nos représentations du monde.

Les études féministes ont montré qu’avec la stabilisation du modèle des deux sexes aux XVIIIe et XIXe siècles, les femmes ont été associées à la nature, c’est-à-dire à la corporéité, à la fixité, à l’immuabilité, par opposition à la raison, à la liberté et à l’histoire que figure la culture (Goutal Burgat, 2018 ; Harvey, 2010 ; Laqueur, 1992). L’ancrage des femmes dans la nature a permis leur aliénation et leur domination via différentes pratiques de pouvoir et de domestication (Beauvoir, 1949 ; Guillaumin, 1992). Les analyses menées dans cet ouvrage montrent tendanciellement que les pratiques médicales de correction des corps (féminins ou féminisés, mal sexués, mal orientés, etc.) se transforment au cours du XXe siècle : tout en continuant de travailler le « corps natu-rel », au sens premier de le façonner pour le conformer aux normes en vigueur, les pratiques médicales se font moins contraignantes et répres-sives, se mettant à solliciter la réflexivité des individus sommés de prendre en charge leur propre normalisation via une discipline inté-riorisée. Cette discipline « des corps et des esprits […] repose sur des techniques concrètes de cadrage des individus qui permettent de conduire à distance leurs “conduites” » (Laborier & Lascoumes, 2005, p.12). En d’autres termes, la médecine en appelle désormais à l’engage-ment raisonné du sujet sur et pour lequel elle travaille.

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