interprétation de l'histoire et enjeux identitaires
A l'issue de son article, Paul Ricœur souligne qu'une ligne de rupture entre
l'histoire
et la mémoire se marque dans la démarche interprétative de l'historien. Celui-ci se heurte parfois aux préjugés de la mémoire col-lective et se trouve aussi placé dans un rôle d'opposition face à une his-toireofficielle
soucieuse d'assumer le «rôle social d'une mémoire ensei-gnée»-'. L'historien estici
en contact direct avec les bases d'importants enjeux identitaires qui contribuent à souder une collectivité.Il
risque d'autant plus de se voir reprocher une démarche trop critique, et surtoutune incompétence liée au fait
qu'il
n'a pas lui-même vécu la période étudiée, que le phénomène identitaire est important et que ses fonde-ments historiques ont été élevés au rang «d'histoireofficielle»
par ceux-là mêmes qui en revendiquent la seule connaissance en leur qualité de témoins-acteurs.Les objectifs et le type de légitimité recherchée par les auteurs de l'ouvrage polémique Lrpz-es.vZe Sc/zwez'z
-
Groupe Histoire vécue-
endisent long à ce sujet. Pour prendre un exemple plus proche du thème traité ici,
il
n'est pas vraiment étonnant que les critiques majeures por-tées aux /?e/zzgzes azzx,/ronZzeresjurassiennes aient été le fait d'acteurs politiques et militaires del'histoire
évoquée. Eux-mêmes engagés après-guerre dans le processus de construction d'une mémoire nationale posi-tive et exceptionnelle, allant parfoisjusqu'àen fairel'un
des fondements de leur engagement politique en faveur d'une Suisse repliée sur elle-même et hostile à toute ouverture internationale, ils se disent choqués par des éléments critiques telle que l'une des remarques conclusives-
reprise d'ailleurs de manière positive par les historiens de la CIE-
se-Ion laquelle «l'anticommunisme et l'antisémitisme apparaissent très souvent en filigrane de la politique d'asile helvétique durant la guerre».
Leur réaction négative porte également sur les constats plutôt défavo-rabies à l'autorité
militaire
qui ressortent des analyses de cas faites sur l'internement des réfugiés autour des camps de Bourrignon ou des En-fers. Je me permets de les rappeler: «Enfin
de compte et dans la limitedes cas observés, si les internés eurent à essuyer des critiques ou des plaintes
-
en dehors de celles des responsables chargés de la surveil-lance de leurs activités-
c'est plutôt de milieux militaires jaloux de leur situation matérielle que de populations civiles voisines qu'elles parvinrent».D'où
les réactions suivantes:/'apprécié
/e grand fravazY e//ècZzze'par
C/azzde Hawser, ma/s pas dzzZoz/Z ses aZZapzzes contre /es o//iciers dzz /?gZ/?'. 43 et so/z cdz /e co/ Virgi/e Mo/ne. ./'eZais znoi-znêzne LZ de Y942-/945 eZ en /944
j'az
e//écZzze' dezzxsezvices z/zz z-e/èves à ALozzZ/azzczzzz. 7e czz/z/zais z/ozzc /a si/zza/iozz z/zz cazzzp z/es Lzz/ers eZ z/es re/a/iozzs avec zzzzs so/z/zz/s. Ce z/zze /e Co/ Virgi/e Mzzizze
ayzzs/ezzzezzZ/qiZ
ces/
z/e /razzszzze/Zre /ei'p/azzz/es z/e zzzzs szz/z/a/s sazzs azz-czz/ze exagéra/izzzz. J'espère avoir zzzze/ois /'occasiozz z/'ezzpar/er
avec ceyezzzze /zis/oriezz Zz'op ezzc/izz àyzzger sazzs avoir veczz.
^
ou encore:
AyazzZ ve'czz 73 azzs à Porrezz/rzzy /zzsz/zz 'ezz 7963,
/'ai
par/ai/ezzzezzZcozz/zzz eZyre'z/zzezzZe rozzs
/ei
pez-iozzzzagei z/ozzi // eiZ z/zzes/iozz c/azzi ceZozz-vrage. Porrezz/rzzy e'Zaz'Z zzzze peZ/Ze vz'//e. De p/zzi, azz cozzz-s zi'tz/ze re/ève
z7ei Mo/zs, /a garz7e z7zz iecZezzz- c/e ßozzz-rigzzozz zzz'a e?e' cozzyi'e'e avec zzza
iecZzozz z'ezz/orce'e fcp ./r^izs 77/232).
7'ava/i
z/ozzc c/azzi zzzozz sec/ezzr /e Cazzzp z7ei Jzzz/s occzzpes(si
/'ozzpezzZ z/ire à /a cozziZnzcZz'ozz c/'zzzz /zazra-ge azzZz-c/zaz"i. 7'avaz'i z/ozzc/a/a/ezzzezzZ z/zze/zyzzes co/zZacZs avec ce Cazzzp.Dazzs zzo/z*eyaz'gozz zzzi/i/aire, zzozzs par/z'ozzi c/e 7erzzsa/ezzz eZ z/zz A/zzr z/es LazzzezzZaZ/ozzi. 7e szzzi zzzzpezz izzrprz'i z/e voir /eyzzgezzzezz/ /res severe
z/zze /es /z/iZorzezzi porZe/zZ azzyozzrz/'/zzzi szzr zzos Azz/ori/e's z/'a/ors, civi/es
ozz zzzz/zZazres. £>z ce Zezzzps z/e z/azzger ex/rême, /a popzz/aZzozz eZa/Z sozzz/ee
zz zzos c/ze/s. La cozzZesZaZzozz e'ZazZ zzza/ vzze eZ cozzszz/e'ree cozzzzzze azzZ/pa-Zrz'oZzz/zze, sazz/c/zez /esy'ozzzTza/z'sZes z/zze /a cezzszzre exaspérai/. Les /ezzzzes
z/ozzZy'e/ais zze craz'gzzazezzZpas /a gzzerre: sz «i/s» ezzZrezzZ, z/s /epzzyerozz/
c/zer. £>z revazzc/ze, z/zze /e Lays z/oz've capi/zz/er sazzs cozzz/zaZZre /zzzzZe z/e izz/zi/iZazzces pozzr szzrvz'vre eZa/Z zzoZre /zazzZzse.
//
/azzZ cozzzpz-ezzz/rez/zz'a/ors zzos sezzZz/zzezzZs à /'égare/z/es re/zzgzes e/aiezz/ zzz/Zz'ges azz/azzZ e/e /zozze/zes à zzozzrr/r ezz p/zzs). A ce/a s'ez/ozzZazZ /a zzzezz/a/iZé z/ep/ora/z/e z/e /zeazzcozzp z/e reTzzgzes zzzz/zZazz'es ozz civi/s, à /'excepZ/ozz zzo/aWe e/es
Po-/ozzaz's z/ozzZ /e cozzzpor/ezzzezzZ/orpai/ /'ae/zzz/raZzozz z/e c/zaczzzz.
f.../
La Zrèsgrazzz/e z/z^zczz/Ze z/es /zz'sZorz'ezzs zz'esZpas z/e recozzsZ/Zzzer /es/a/Zs; j'/zzza-g/zze z/zz'ozz yparv/ezzZ avec /zeazzcozzpz/e Zravai/ eZ e/e zzze7/zoz/e.
//
es/izz/z-zzzzzzezzZp/zzs z/e/icaZ z/e/aire revivre /es e'ZaZs e/'espr/Z, car /a presse
es/z-zzze sozzvezzZ z/zz7/ zz'esZpas opporZzzzz z/'ezz/a/re eZaZ. Les e/eczszozzs prises
szzr /e z7zozzzezzZ
par
/es AzzZoriZés zze s'ezz izzspirezzZ pas zzzoizzs /zeazzcozzp.P/zzs Zaz'z/, e//espezzvezzZ a/orsparafZre zzzoizzsyzzs/i/zees.^
L'historien du temps présent peut retenir de ces remarques certaines représentations mentales qui ontperduré dans la mémoire personnelle de leurs auteurs et sont autant d'indicateurs de leur culture politique.
Pas-sons sur les sentiments teintés de xénophobie qui transparaissent au dé-tour de certains termes ou assertions. Plus
instructif
apparaît dans un cascomme dans l'autre le respect total de l'autorité, politique ou militaire,
-
d'autant plus lorsque celle-ci est incarnée par une personnalité régio-nale(Virgile
Moine) dont la stature et les idées politiques en font le symbole d'une certaine identité jurassienne-
et le souci dejustifier
lesjugements ou décisions restrictives de ces autorités par une large légiti-mation populaire, ce qui soit dit en passant est démenti par la relative sympathie d'ensemble que les populations jurassiennes frontalières ont
démontré à l'égard des réfugiés. L'acteur-témoin passe ainsi sans autres du «je» au «nous» dans ses appréciations critiques, élargissant sa pro-pre perception des faits à une dimension plus globale qui veut démontrer le caractère identitaire et
collectif
d'un point de vue qui ne saurait être remis en question.Enfin, ces commentaires démontrent une volonté d'opposer à toute réflexion historique, même argumentée, la primauté de la mémoire vé-eue, du témoignage de l'acteur. Ce dernier serait seul à même de com-prendre les événements
qu'il
interprète en fonction de ses propres sou-venirs et de ceux que la mémoire collective a contribué àvivifier
par l'intermédiaire de la famille, de l'école ou de l'éducation civique, jus-qu'à en faire une véritable «histoire officielle». Aux historiens la seule exposition des faits bruts, aux témoins-acteurs la compréhension globale du sens des événements et la juste appréciation des sensibilités de l'époque. Les progrès méthodologiques accomplis par la discipline his-torique depuis l'entre-deux-guerres font que l'histoire a heureusement délaissé le seul terrain de l'établissementpositif
des faits pour s'intéres-ser à leur perception par les contemporains et aux phénomènes de men-talités-collectives. Plus récemment, elle a considérablement progressé, dans le sillage del'histoire
du temps présent, dans l'étude des«modali-tés par lesquelles les sociétés appréhendent le passé, proche ou
loin-tain»^. Il
en résulte à mon sens qu'en étant le plus possible conscientdes apports et fonctions respectives de la mémoire et l'histoire, de leur rapport parfois dialectique mais pas nécessairement antagoniste, le té-moin et l'historien peuvent de concert œuvrer à la connaissance du passé et à ce que Paul Ricœur appelle la «conquête d'une juste distance à l'égard du passé». Une telle démarche apparaît nécessaire à toute per-sonne ou à toute société qui veut envisager sereinement sa continuité par rapport à son histoire et se projeter avec confiance dans le futur.
A
cet égard, les recherches entreprisesm'ont
permis de rencontrer des per-sonnes qui, ayant vécu douloureusement les événements de la guerre, traversé le Jura et séjourné en Suisse à différents moments et dans di-verses circonstances, ne se sont pas enfermées dans la remémoration in-finie et douloureuse de ce passé, mais l'évoquent avec un regard distan-cié et surtout parviennent à le poser comme principe d'action pour un présent qui est le leur comme le nôtre. J'en donnerai pour exemple ces deux témoignages de réfugiés aux frontières jurassiennes, riches d'en-seignements. Le premier est celui d'un interné italien du camp des En-fers qui me confiait en 1998:Sz y'u/me /u SzzAse cur e//e a suzzvému vze et ce//e r/e mes/zurenA, /e ne sz/z's ^zus uvezzg/e vA ù vA z/es événements c/e /'/-/Afoz're. 7e suA même
z/zze /u SzzAse a, /zozzraz'nsz z/z're, z/essz/zze/ettes z/uns ses urmznres.^
Le second est une réflexion d'une réfugiée française actuellement éta-blie dans le canton de Neuchâtel. Fille du pasteur de Glay (département
du Doubs) qui aidait des Juifs à passer la frontière en 1942/43, elle
fut
elle-même accueillie en Suisse durant quinze mois après la débâcle dejuin
1940. L'an passé, elle répondait en ces termes à la journaliste de la Télévision suisse romande qui lui demandait quels étaient ses sentiments lorsqu'elle repensait à cette période:Je szzz's /ozz/'ozzrs très emzze Je voz'r des rcTzzgzes, des ge/zs g tu n'ozzf
<jz/'z//z /za/zzc/zozz ef gzzz zz'ozz/ /z/zzs n'en derrière ezzx er /z/zzs rz'ezt devazz/
ezzx. Er pa z7 zze/àzzr pas perdre de vzze gzze d'ozz tjzz'z'/.v vze/z/ze/zi, ce so/z7 des gens z/zd zz'ozz/ p/zzs rzezz, c/zze ce gzz'o/z vozzdra bze/z /ezzr donner, er dans /a zzzeszzre dzz posszWe, de /es aider.
^
C/azzde //azzser (ErzEozzrgj esr zzzaz/re-assz's/azzf azzprès de /a C/za/re dVzzsfoz're cozz/eizzporazzze de /'E/ziverszYe' de EriTzoz/rg.
NOTES
' ARBEITSKREISE Gelebte Geschichte: £rpress/e Sc/weiz. Stäfa, Th. Gut Verlag, 2002.
206p.
-WISARD,François: «Enjeux historiquesetpolitiquesdela relecture denotrepassé». In:
ActesSJE, 199S, pp.269-288.
* REGARD, Fabienne: «La politiquesuisse à l'égard des réfugiésjuifs pendant la Seconde Guerre mondiale.Histoireet historiographie».In:fguz/ioxe, N° 1, printemps 1989, p. 69.
*ROUSSO, Henry: Laiian/isedu passe. Paris,Textuel, 1998, p. 21.
'
RICŒUR, Paul: «Entre mémoireet histoire». In: Projet, N° 248, hiver1996-97, pp. 7-16.® HAUSER, Claude: Les ee/h^ze'v aux^ron/ièrESjura&sie/ine.? f 7940-7945). Accuezï Ef ee-/oa/eme/iz; internement. Saint-lmier, CEH de l'Emulation et Groupe historique du Rgt Inf9,
1999. 132p.
'
Commentaired'un lecteurdesPejugiésaux/ro/jzièresJurassiennes, 23.7.1999.®LASSERRE, André: Frontièresezcamps: ie rejuge en Suisse rie 7953 à 7945. Lausanne, Payot, 1995. 396p.
®«Journal» de Michel Pied, document tapuscrit transmis àl'auteur,passim.
D'après l'article de REGARD, Fabienne: «Histoire orale d'un réfugié juif en Suisse
(Henri Silbermann) ou comment l'Histoire peut utiliser un témoignage». In: La Suisse et les re/ug/e's 7935-/945,7V°spèc/alz/'FzuclesezSources,22, 1996, pp.233-269.
" Lettres àl'auteur, 22.2.2001 et3.4.2001.
Archives fédérales Berne, E4264 1985/196, Bd 876, DossierN 10059«MichelPied».
Idem, lettre deBarbey au cap. Burnier, 8.7.1943.
RICŒUR,Paul:arZ. ci/.,p. 15.
"
«Les Bourbakis de 1940, l'entrée des troupes franco-polonaises dans le Jura bernois et leur internementen Suisse (juin 1940 ». In:AcresSJE, 1940-1941,pp. 163-191.'* MEMBREZ Albert et JUILLERAT Ernest: Remous rie guerre aux Jronfières du Jura, /9S9-/945.Souvezu'rsd'unegrandeZrage'die. Porrentruy,ImprimerieLe Jura, 1948. 328 p.
"
BOREL, Denis: F/iJuin 7940, la Suisse interne 44000 militaires e'Zrangers le long du dura. Neuchâtel,chezl'auteur, 1999. 30p.DE WECK, Hervé: «Comment lejournal Ledura voit les Républicains espagnols entre 1936et 1938».In:ActesSJE, 1991, pp. 157-178.
"
Lateœ
ei FFspagne t/e /a FepwMgne à Franco (/9.Î6-/946J. Lausanne, Ed,Anti-podes, 2001.
Archives fédérales, E 2200Besançon 2, Bd 7,Rapport du consul au DPF, 12.10.1944.
"
RICŒUR,Paul: nrf.ed.,p. 16.Commentaired'un lecteurdesFe/ug/ésata/ron/fèresJaraw/cnnci, 20.12.1999.
**Commentaired'un lecteurdesFe7i(g/e'.yaia/rondèreiy'«ra.s.sienne.y, 6.11.1999.
*
ROUSSO,Henry:op. ed., p. 26."
Lettreàl'auteur, 11.7.1998.«Chrétiens faceau nazisme»EmissionFneme.y, Télévisionsuisse romande,2001.